Jan Svenungsson

Bertrand, Anne. "Un monde",

in: Biennale de Lyon art contemporain Connivence, Lyon 2001


Rouge, le plafond de William Eggleston. Rouge, le poisson de Jean-Luc Mylayne. De l’un à l’autre, c’est un monde qui nous est donné à voir. Les images ici réunies ont d’abord valu pour leur qualité formelle, et pour leur contenu sensible – pour ce que chacune est une expérience du monde. Non son reflet, mais le signe même de son existence, telle que l’appréhendent les hommes, du moins certains d’entre eux, pour d’autres. Il n’est pas question d’un monde parallèle: le nôtre, maintenant. Pas forcément ce qu’il a de mieux, de plus beau (ni de pire), mais de plus vif, son essence. Ni le banal, ni l’exception. De quoi vivre. C’est donc affaire de talent et de choix, de générosité des uns, les photographes, et de disponibilité des autres, les regardeurs, auxquels il sera offert beaucoup en retour.

Certaines photographies résistent. Certaines se signalent à ceux qui les voient, dès qu’ils les voient, et de ce moment-là les accompagnent. Certaines ne peuvent s’oublier, demeurent en mémoire, réapparaissent parfois des jours, des années après: elles tiennent, incontestablement, par leur densité même, contre le flot constant des images qui nous entoure. Pourquoi, ou comment? C’est encore un mystère. Photographies en noir et blanc ou en couleur, tirages de taille moyenne ou grands formats, uniques ou allant par série, elles sont le fait de pionniers ou de retirés, qui photographient tous les jours ou dont le corpus ne s’augmente que très lentement. Certaines relèvent du reportage, d’autres d’une création assistée par ordinateur. Ceux qui les font se réfèrent aux sciences humaines, anthropologie comme philosophie, ou à d’autres arts, littérature, cinéma, théâtre et danse - non seulement à l’esthétique - , certaines enfin peuvent aller jusqu’à la poésie. Elles résultent d’une activité parmi d’autres chez des plasticiens, artistes pratiquant aussi la vidéo ou le film, ou constituent le seul mode d’expression possible. La plupart rendent aisément franchissable la frontière entre quotidien et fiction, virtuel même, sur différents modes, y compris ludique. Toutes affirment plus ou moins fortement leur rapport au temps, au présent. Chacun des caractères mentionnés pourrait s’appliquer à plusieurs d’entre les photographes concernés, dont les images vont se croiser, sans rien d’a priori prévisible. Ces photographies qui, chacune à leur manière, pulvérisent les genres, ont d’abord pour unique dénominateur commun leur irréductibilité.

Ce qui est mis à l’épreuve de cette exposition, c’est non seulement la cohérence interne d’une sélection, mais ensuite la possibilité de relations avec les œuvres d’autres artistes, l’aptitude de telles photographies à rencontrer musiques, films et vidéos, performances, littérature, danse, jeu vidéo, peinture, installations, etc. Ces images sont donc là pour le rapport qu’elles entretiennent, rare et léger, fort et ouvert, au monde.

Ce sont d’abord les choses qu’on discerne, familières: une couleur, un ciel, puis apparaissent bêtes et gens, chez William Eggleston sur un même plan, pour cause de regard «démocratique». L’œil plus sélectif d’Yves Chaudouët s’attache à ce qu’il nomme Détails, flore ou faune, objets, qui prennent grâce à lui toute leur importance, quand Xavier Ribas, Edward Grazda considèrent l’un et l’autre une communauté humaine, proche ou lointaine, telle qu’elle se révèle dans l’événement ou les rites, Jérôme Brézillon observant quant à lui les habitants d’une petite ville au Texas, pas n’importe laquelle, avec sa seule curiosité d’étranger qui comprend à mesure qu’il découvre.

Le Red Ceiling d’Eggleston c’est notre univers, notre environnement que cette ampoule nue qui pend du plafond, ce bout d’enseigne au bas d’une nue vide, ce chien roux filant dans l’ombre… L’image première n’a pas d’âge, et nul autre que lui n’eût pu la prendre. C’est une photographie exemplaire, si faite de peu de choses, un aplat vermillon, trois lignes blanches et noires, un point jaune, d’une structure précise, graphique – et l’assise du chambranle, l’affiche lubrique aux figures tronquées. Levez les yeux, vous verrez la lumière. Grâce à une autre photographie, on en sait un peu plus. L’homme qui demeure ici apparaît nu, rouge lui aussi, debout entre les parois de la pièce aveugle, couvertes d’inscriptions véhémentes – métaphysiques? C’est un ami du photographe, il est dentiste, ils doivent avoir à peu près le même âge, environ trente-cinq ans, aiment l’un comme l’autre les couleurs, les sensations fortes. Que peut-il se passer dans une chambre rouge, sous une ampoule nue? «Le Red Ceiling a un pouvoir tel qu’en fait je ne l’ai jamais vu reproduit sur une page d’une façon qui me satisfasse. Regardez le dye-transfer, on dirait du sang frais sur le mur. Pour moi, faire cette photo, c’était comme exécuter du Bach: je savais bien que le rouge est la couleur la plus difficile à travailler. D’habitude, un peu de rouge suffit, mais travailler une surface entière de cette couleur était un véritable défi. C’était dur. Je ne connais pas d’image complètement rouge, à part en publicité. Cette photo a toujours son pouvoir intact. À chaque fois elle choque.»(1). C’est le regard d’Eggleston qui fait un motif de ce que nous n’aurions pas forcément discerné, mais reconnaissons tous. Redécouverte donc de ce qu’il investit d’un pouvoir neuf, rend capable même de susciter des fictions quand interviennent des personnages – la mère et les enfants, interdits, devant le seuil de leur maison. Encore méconnu en France, si mieux reconnu en Europe et figure de l’histoire de la photographie aux États-Unis dès la publication du William Eggleston’s Guide par John Szarkowski, en 1976, Eggleston bénéficiera bientôt d’une rétrospective à Paris rendant un juste hommage à son œuvre, développé avec une force, une constance extraordinaires depuis le début des années 70, et toujours en cours. À consulter des dizaines, des centaines de tirages en peu de temps, il apparaît assez nettement que presque rien n’est en dessous. Ce choix réduit ne donne ainsi qu’un aperçu d’une photographie in progress, suivant des directions différentes, inattendues. Tout est possible à l’appareil d’Eggleston, c’est ici, chez lui, ce peut être dans d’autres états ou pays, à Berlin, en Angleterre comme en Afrique – ou dans le désert pour un cactus mauve… Hors le souvenir des années passées, traverser aujourd’hui Memphis en compagnie de Winston, le plus jeune de ses fils, certainement l’un des meilleurs connaisseurs de sa photographie, donne une idée du travail d’Eggleston, de ce qu’il élit, et comment il le traite. En premier lieu les choses sont proches, le décor habitable, ensuite ce qui s’y passe, également identifiable, prend une dimension supplémentaire, un facteur dramatique vient sous-tendre l’image toujours tranquille, il y a juste ce frémissement. Ou bien c’est un autre ton, l’approche frontale avec cette touche d’insolite et cette parfaite assurance dans les effets, notamment de tonalités – pour le plot vert d’eau entouré de guirlandes aux ampoules rouges et bleues, pour la plante en pot dans un caddie rouge encore. «Ces fragments isolés, je ne sais pas pourquoi je les retiens. Ils sont là. Ils existent. Parfois ils viennent à la vie (…), parfois non. Ces objets, c’est la vie d’aujourd’hui, certains peuvent sembler triviaux mais ils peuvent aussi se transformer, au moyen de la photographie, en quelque chose de puissant et de très beau. Je photographie pour montrer la vie aujourd’hui et aussi pour voir si c’est possible. (…)»(2). New Orleans ferait le photogramme, amorce ou résumé parfait, d’un film américain de la fin des années 70 – et pourtant il n’y a là que deux personnes entrant dans leur appartement. Le petit garçon au pull rouge est son fils William, mais il fallait l’orage, l’attitude contrainte, sourcils froncés du gamin pour obtenir cette image-là. Eggleston revendique la possibilité de photographier tout – et de fait, il peut se le permettre, impose aisément ce regard subjectif, servi par une extrême réactivité à ce qui l’entoure, sorte d’accélération sans commentaire, un sens à la fois du décalé et de l’identité profonde des choses. S’il se proclame «en guerre contre l’évidence», les images qu’il produit, paradoxalement, s’imposent comme autant d’évidences. Chacune est absolument reconnaissable à sa liberté de ton, à sa façon très directe de révéler, sans fard, avec un tel éclat. Pas de ficelles, pas d’inflation technique, plutôt l’élégance de celui qui veut surtout ne rien décider à l’avance. «L’une des choses que je préfère, c’est d’aller me balader avec quelqu’un, sans savoir où on va. J’aime prendre en photo ce qui se passe, quoi que ce soit. Ça peut être avec toutes sortes de personnes et à toutes heures du jour.»(3). Surtout, ne pas se laisser enfermer: sortir, avec d’autres, faire juste ce dont on a envie. Il en résultera le meilleur. Les nuées de Waffle House renvoient à l’époustouflante série publiée en 1979 sous le titre Wedgwood Blue - qu’y a-t-il de plus simple et de plus difficile à photographier qu’un ciel?

Un peu d’eau dans le creux d’un rocher couvert de lichen gris fait un Lac. Yves Chaudouët se concentre sur ce qu’il nomme des Détails, flore ou faune, ou objets, mobilier, pour ce qu’ils disent d’eux-mêmes et aussi de ce qui les dépasse – ainsi la Bibliothèque d’Abel, qui fait son portrait. Ami d’Yves, Abel restaurait des fresques, il habite le Midi, possède quantité de livres d’art qu’il annote, augmente de dessins, fait ainsi doublement siens, uniques. Sur l’étagère qu’il à fabriqué sont empilées des cassettes, posé un appareil d’où coulent des câbles noirs. Abel a consolidé l’une des planches à sa façon, d’une pièce peu orthodoxe, exacte. Il est tout entier dans cette insertion. Ainsi encore, les pousses de pivoine pour leur étrangeté, l’événement qu’elles constituent, d’un rouge ardent, entre rose et brun, croissant au printemps lorsqu’il s’annonce à peine, dans un bout de jardin où la terre est lourde, les branches sans bourgeons, les premiers brins d’un vert tout neuf. Avant même de devenir fleurs suaves, fournies, les pivoines existent ainsi, se hissent avant de se déployer, elles sont sentinelles minimes, dotées d’une présence que nul n‘eût soupçonné - qui savait, avant, la couleur extravagante de leurs pousses? Le Lac, c’est un peu le contraire, qui part de ce moment qu’auront connu certains enfants courant les criques, capables de passer un après-midi, insoucieux du soleil, à scruter une flaque d’eau de mer, ses algues, coquillages, le sel qu’on goûte du bout du doigt, un microcosme palpitant – et aussi sa splendeur bleutée, marron, verte, violette, brillante, chaude et rêche au toucher, cet univers réduit, rude et infiniment subtil aux sens. Quant à la dernière image, elle vaut marche en sous-bois, à l’automne, assez longues pour rappeler ces contes où l’on se perd. Elles parlent de fraîcheur, silence, craquements, passage d’animaux invisibles, odeurs d’humus. Elles font sentir d’assez près touffes d’herbes jaunies, brindilles, écorces, points de lumière émaillant le vert précieux d’une mousse humide, et sur la bûche oblique, fleurissant les nœuds et lignes du bois bientôt pourri, un semis de champignons incomestibles, en virgules, parenthèses, points de suspension, d’un jaune rutilant, chrome ou safran. Lire le «délice des forêts» de Jean-Louis Schefer, à la fin de sa dernière Main courante(4). – ou le Livre des champignons de Cage(5). Ces quatre Détails font autant de saisons.

Dans la nuit noire, peu de lumières, mais une foule de sourires éclairant les visages célèbre assez haut l’indépendance, à Hô Chi Minh Ville. 30 avril 1995, c’est un Américain qui les voit, debout il se tient au bord du carrousel de vélomoteurs faisant se succéder les corps libres, rendus à eux-mêmes. Ils sont là, sans avoir eu à se donner le mot, tous sont venus, en famille, sur leurs mobylettes, la plupart en ont une où ils s’entassent, roulent sans aller vite, autour de la place qui n’est pas tant éclairée par les projecteurs des télés, les néons, on les croirait sous le plafond bas d’un manège. L’homme, mari, fiancé, grand frère… conduit celle qui lui tient la taille, souvent il y a devant eux un enfant, parfois même un autre est entre ses parents, les femmes sourient de la bouche et des yeux, leurs visages sont clairs, se tournent dans la même direction; tous fêtent ensemble, comme elle doit l’être, leur indépendance. Proche de Robert Frank, Ed Grazda est l’auteur de deux ouvragres sur l’Afghanistan et d’une magnifique maquette intitulée Asia Calling, réunissant des photos parentes de ce montage. Il a progressé dans l’art d’assemblages pas vraiment intermédiaires entre le livre et l’exposition, mais amplification de chacune des images, dont aucune ne souffre. Il invente ainsi et prouve l’intérêt d’un rapprochement délicat, la pertinence d’une séquence dont le souffle montre combien, ayant appris de ses aînés, il va plus loin sur sa propre voie. «C’est ça qui m’intéresse: faire avec des images l’équivalent d’une œuvre littéraire, des rythmes, un enchaînement visuel, une structure secrète, lyrique, courant sous les images. (…) L’idée est en partie de donner le sentiment de ce que ce sont ces pays en ce moment, la sensation de cette juxtaposition bizarre, associant Coca-Cola et publicités, mobylettes et ces… coqs, vous savez. Tout ce mélange qui va si vite, qui change… ça n’a rien à voir avec Hong Kong ou Bangkok, mais c’est comme si toutes ces cultures se télescopaient.»(6). D’où vient la fraternité de ce New Yorkais avec des populations de l’autre bout du monde, entretenue depuis des années, son lien fort avec la communauté afghane? D’où vient son aisance à vivre en Asie, son aptitude à voir, à recevoir, à transmettre, la transparence de son regard sur ceux qui vivent à l’opposé de là où il vit? D’où vient cet appel: une partie de lui-même est là-bas. Nous avions tôt parlé du Prokosch des Asiatiques, et l’été dernier j’ai eu la joie de lui faire connaître L’Usage du monde et Nicolas Bouvier, citant «I shall be gone and live or stay and die». Dans l’atelier de Chelsea où sont épinglés les tirages de vues prises au loin, il y est encore, parmi ses amis, dans l’histoire présente dont il a partagé certains moments. De leur commerce il tient une part de son identité, agrandie par l’image qu’après l’avoir prise il nous donne d’eux. Quasi mutique, il est passeur de ce qu’ils sont, de l’émotion ressentie en cette nuit de liesse où chacun sourit du même sourire, un éclair, rayonnant dans le noir.

Les cyclistes se fondent dans le bosquet; les plongeurs au tuba, leurs bouées dépassent à peine de l’onde calme. Derrière un rideau de chênes verts et de buissons, derrière les troncs minces, dans une zone intermédiaire de jour cru, se distinguent les maillots blancs et rouges ou bleus, et les traits de quelques-uns des hommes arrêtés à couvert, certains assis, dans les fourrés leurs bicyclettes: la scène se déchiffre à peine, dans le papillotement des feuilles courtes, des lueurs étincelantes, les jeux compliqués de touches colorées et d’ombres, comme un rappel involontaire d’un Bal au Moulin de la Galette par Renoir, d’une Rue Montorgueuil pavoisée par Monet. Des plongeurs se devinent, entre deux eaux, seul l’un d’eux trouble, d’un tourbillon plus noir, les flots réguliers sous un ciel uni. Les uns et les autres, on ne leur imagine, à ces images, qu’une activité commune, sereine, qui les occupe entièrement, durant quelques heures, le week-end. Xavier Ribas montre cela, cet absorbement et ses moyens, pauvres mais suffisants peut-être à ceux qui s’y livrent. Anthropologue ayant aussi travaillé auprès d’architectes et d’urbanistes, photographe documentaire, il considère en périphérie des villes, ces lieux que les citadins investissent pour leurs loisirs, en fin de semaine: lieux sans qualité, ni banlieue ni campagne, friches et terrains vagues, plages bricolées sans sable fin ni dunes. Ceux qui les habitent font des silhouettes, tout à la «distraction parfaite» qui donne son titre à l’ensemble de ce travail. Ribas a commencé par photographier ceux dont il partage les repères, de plain pied. Certaines de ses images touchent à autre chose, il en est conscient, qui fait intervenir dans son analyse aussi bien des données économiques et culturelles que certaines références issues de l’histoire de l’art et de la photographie, Lewis Baltz aussi bien que… L’Embarquement pour Cythère. «D’après Baltz, ces espaces en marge sont le lieu même où l’on peut le mieux faire l’expérience d’une absence d’ordre et de ces lois sociales qui nous contraignent ailleurs. (…) La terre à la périphérie des villes, comme l’île de Cythère selon Watteau, est cet endroit superflu, si l’on se réfère au strict nécessaire, où chacun peut se livrer à ces activités anodines que sont une promenade, lire ou pique-niquer, simplement pour le plaisir d’une telle distraction, sans intermédiaire aucun. (…) Il est clair pour moi qu’il y a derrière cette improvisation plus de volonté que de hasard. Il est donc possible que l’intérêt porté à cette périphérie soit dû au fait que les gens y voient un espace de liberté. Ou pour le dire autrement, que la liberté ne puisse advenir que dans un espace résiduel, et présente, pour cette raison même, une image de désolation.»(7). Ces loisirs-là pourraient avoir lieu il y a cent ans, au regard du hors-champ que nous connaissons tous, ils n’ont rien que de très digne – partie de campagne. Une donnée fondamentale en est exprimée par l’intitulé d’une des expositions récentes de Ribas: «Near and Elsewhere» – tout près, mais ailleurs.

Des trois prisonniers récemment libérés qui attendent le bus, l’un ne montre qu’un profil, un autre sa nuque et ses épaules, quand celui qui se tient entre eux apparaît plus identifiable, de dos. Le cheveu très court, la carrure large, des tatouages aux bras, c’est sa stature qui impressionne et procure, de plein fouet, le seul effet physique de la série d’images retenues dans le reportage réalisé sur Huntsville, Texas par Jérôme Brézillon. Au cours de ses voyages, le photographe a circulé, varié les angles, cherché à atteindre ce qu’il n’était pas permis de photographier, y est parvenu parfois. Il a pris seul l’initiative de ce reportage (publié depuis en partie dans la presse, et qui sera utilisé dans un documentaire filmé), à la fois sur le terrain très balisé des photographes américains, et sur un sujet qu’il traite dans sa spécificité, auquel il revient, sans a priori. Il ne verse ni dans le mythe, ni dans la morale, pas d’esthétisation ni de sensationnel. Peut-être des états d’âme, on n’en sait rien, mais un élan, un professionnalisme aussi, et un mélange d’intuition et de rigueur, une intelligence qui garantit la tenue du propos. Reporter pour l’agence Métis, dans sa pratique régulière du portrait il ne cadre pas très serré, laisse respirer, le rapport de la personne à son environnement importe. Ici son approche du sujet, la vie de cette ville où ont lieu les exécutions capitales de l’état, où près d’un tiers de la population vit de la vie pénitentiaire, demeure essentiellement périphérique, hors le cas particulier de la première photographie, où la distance est la plus réduite avec ceux-là même dont il s’agit. Et c’est aussi bien, parce que ceux qui sortent et s’en vont enfin; celui qui pousse une armée de caddies ou traîne sur le parking d’un supermarché, comme il le ferait partout ailleurs que dans cette ville aux huit prisons; cette rue déserte et sinistre sous la pluie d’après Halloween; ces détenus en uniforme blanc qui vont au pas le long des allées rectilignes, immenses sous un ciel bien plus immense encore, Inside Holiday Unit; ce local éclairé latéralement par une fenêtre étroite garnie de barreaux, où l’on joue aux dominos sous le portrait naïf d’un criminel du XIXème siècle; ce coin enfin du cimetière de la prison, sur Peckerwood Hill, où l’on prépare les stèles des condamnés à mort… ces six images parmi d’autres en disent déjà pas mal, sans avoir besoin de hausser le ton, sur une certaine Amérique où les jours s’écoulent, malgré.

Un chien courant se jette sur vous, ou bien c’est un hippopotame qu’assiègent des bulles colorées, un lapin blanc taché de (faux) sang, une poule enfin, de profil, darde sur vous son œil unique, face. Les Close Friends de Larry Gianettino font irruption là où l’on pensait pouvoir se passer d’eux: imagerie flashy, rentre-dedans que ces gros plans de figurines à collectionner ou jucher en haut d’un crayon, promues au rang de modèles des portraits qu’en fait le photographe. Chacune de ces créatures a quelques centimètres de haut, chacune est en plastique, porcelaine, peluche ou tissu, elles sont prises sur un fond de couleur soigneusement étudié pour mettre en valeur chacune d’entre elles, en faire un personnage, ou même un héros. Toutes feraient sans difficulté les acteurs de films d’animation, rejoindraient le pingouin coiffé d’un gant en caoutchouc et les moutons de Nick Park, voire le Muppets Show, ou simplement elles paraissent sortir d’histoires pour enfants pas trop sages. Il y a là tout un peuple insoupçonné, dans ses affects potentiels, ses individualités figées, impossible néanmoins de douter désormais qu’elles existent. C’est l’idée de Gianettino, qui passerait des heures à les trier au fond des bacs de magasins de jouets, jusqu’à ce qu’il trouve enfin l’agneau, le canard, l’ours polaire… le plus photogénique. Et il le prouve. «Il s‘agissait d’expérimenter, de regarder les choses d’une façon vraiment autre, obscure, par le petit bout de la lorgnette. Quand j’ai commencé à travailler avec ces jouets, je me suis rendu compte que j’obtenais quelque chose de différent d’emblée, alors j’y ai mis toute mon énergie. (…) Je prends des photos depuis que j’ai 13 ans (j’en ai eu 44 en mai dernier, mais j’ai toujours l’impression d’avoir 13 ans!) et je suis passé par quantité de stades photographiques au fil des années. L’ironie veut que ce soit cette série de photos vite faites, vite expédiées, qui m’ait apporté le plus de reconnaissance. Je me suis mis à un autre travail qui n’a rien à voir et je continue à faire quantité d’expériences, mais j’ai encore quelques idées pour ces jouets qui me trottent dans la tête et je vais y revenir: ils n’en ont pas encore fini avec moi.»(8). Gianettino revisite au passage toute une histoire du cinéma, ses films d’horreur (Psychotic Duck, 1998) ou d’aventures (Gorilla Monster, 1997), fantastique (Alien Creature with Blue Eyes, 1999) ou comédie musicale (Donkey, 1998) – il devrait adorer Minelli. «On m’a dit qu’il y a des gens qui trouvent ce travail troublant. Mais si ces images dérangent ou font peur, c’est parce qu’elles sont censées le faire. C’est étonnant de voir combien de simples jouets peuvent provoquer des réactions inattendues chez les adultes. Peut-être parce que nous avons perdu notre capacité de jouer, de nous servir de notre imagination. Sortis du contexte de l’enfance, les jouets peuvent véhiculer quantité de souvenirs – et pas seulement de bons souvenirs.» Moralité, le lapin cruel inquiète autant que s’il était l’assassin même, l’hippopotame fait fondre, la poule alarme, ambiguë. Le grand garçon qui les met en scène est aux petits soins pour ses «petits amis». Et ils le lui rendent bien, jouant à la perfection la terreur, l’innocence, la perplexité, la joie… La réussite est à l’échelle de leur talent, qu’il magnifie, bel artifice.

Quels que soient le lieu et le moment, à travers la Russie, un hiver, ou des années durant dans l’étroit périmètre autour de la maison qu’habitent un père et son fils, en Autriche, ce sont autant de vies et une seule mort. Comme une issue possible au désespoir constaté par Luc Delahaye, au malheur, à l’abîme où basculent ceux qu’il a croisés, ou bien comme une issue possible au passage inéluctable du temps pour Seiichi Furuya, après qu’a disparu sa femme – temps qu’on voit dans le ciel de Berlin, l’abandon de Komyo Klaus ou le balancement des cosmos, s’étend en contrepoint la vaste Nuit pacificatrice de Jean-Louis Garnell, ou bien se produit l’un de ses Phénomènes – pour nous, des prodiges.

Assise sur son lit Tania vous fixe; quel âge a-t-elle, pour avoir cet air désabusé.
Le travail de Luc Delahaye en Russie – ce «voyage d’hiver» qu’il fit à la fin de 1998, au début de 1999, s’immergeant totalement dans le contemporain de ce pays qui se transforme et demeure – se situe quelque part entre son activité de reporter de guerre et celle, parallèle, menée depuis quelques années autour d’une pratique du portrait «documentaire» qui aboutit à la publication de plusieurs ouvrages avant le dernier, Winterreise. Celui-ci tient des deux tendances antérieures, et d’autre chose encore. Luc parle de son état de «grande avidité photographique, sans aucune autocensure, juste guidé par le réel. (…) Mon voyage n’était pas qu’une succession de scènes dures, je voulais rétablir le sentiment de tristesse inhérent au pays tel que je l’ai rencontré à ce moment-là. (…) Je me suis toujours appliqué, ou astreint, à l’enregistrement comme à une ascèse, une attitude esthétique. En même temps, j’ai envie de l’exact opposé. Ces deux pôles sont assez présents dans Winterreise, je suis là comme une machine enregistreuse et j’essaie de me changer les yeux. De m’appuyer sur les couleurs…»(9). De fait, les photographies peuvent être construites autour d’une dominante, d’une opposition franche de ton, de couleurs pures ou non, avec une évidente maîtrise de la lumière, quelle qu’en soit la source, du cadrage, enfin surtout avec toute la force du sujet. Ce sont ainsi les portraits de Genia après l’injection, des trois adolescents de l’Hôpital psychiatrique n° 1 de Perm; avec un peu plus de distance, celui de la jeune femme maussade de Krasnoyarsk, ou de Luda, dont on ne verra que le corps renversé, comme on ne voit que le geste du buveur anonyme de Novossibirsk. Ailleurs, l’arrêt de tramway de Prokopievsk fait une nuit bleue adoucie de buée, le papier peint décoloré de la prison de Mariinsk une forêt de bouleaux abîmée, mais toujours nostalgique. Trois générations sont représentées, différentes conditions, deux décors, extérieur et intérieur, pour beaucoup de tension, de détresse, les regards d’enfants sans illusions, ceux de vieillards absents, ceux de jeunes adultes perdus dans la drogue ou défiants. Il manque à cet ensemble trop réduit d’autres images qui rendent compte de l’ampleur du panorama – de mineurs pétrifiés, d’un petit garçon qui dort là où il peut, d’une agression nocturne, d’un restaurant décoré comme pour Noël, de neige par la fenêtre, d’un vieil homme aux yeux magnifiques… Grâce à Luc, chacun existe et nous le savons. Grâce à lui, qui est parti, s’est obstiné, y est d’ailleurs retourné depuis, se confronte à autre chose, à autrui, autrement (que dans les précédents Portraits, Mémo et L’Autre), qui témoigne, ils sont plus près de nous. Cela ne change rien à leurs vies, cela reste un «travail sur la Russie» – toujours cette affaire de distance. «Étant donné la grande nation très fière et très ardente, étant donné le peuple qui a toujours connu la souffrance, condamné au sous-sol, et qui dans l’ivresse de l’humiliation se considère pourtant avec netteté / Étant donné le photographe, qui ajuste avec précision le degré de son indifférence et attend impatiemment un léger dérèglement de ses yeux / Étant donné le territoire, un empire grotesque, un espace monotone et presque vide»(10). … Mais Luc a ce don, ceux qu’il a photographiés sont là. Autant de vies, si ingrates, incertaines ou trop certaines qu’elles soient. Et puis, l’image des bouleaux est à elle seule formidable. Elle donne à voir ce qui est, ce qui s’est passé qui n’est pas le fait d’une volonté humaine, mais de certaines circonstances et d’une durée, ce constat d’une réalité qui fait partie de notre temps, de l’histoire qui régit la vie des hommes de ce pays si proche.

Tout s’évanouit: le sol, les gravillons, des taches sombres, irrégulières, tout disparaît dans une obscure profondeur. Jean-Louis Garnell a fait, à la fin des années 80, des images de Désordres, fort complexes, saturées d’objets, qui furent immédiatement exposées, reproduites, largement vues, et qui en firent fait naître beaucoup d’autres chez ses cadets. Ont suivi des images autrement construites, moins encombrées, agencement plus subtil d’éléments choisis, notamment avec les Suites. Puis l’œuvre s’est poursuivi dans plusieurs voies, étoffé, enrichi, Garnell expérimente, produisant dernièrement ce qu’il nomme des Phénomènes. En même temps que les Désordres, il créait des Nuits, images faites de peu, certainement aussi importantes, même si beaucoup moins diffusées – apparues trop tôt, peut-être. Elles ont pour sœurs des Mers qui font penser à celles, célèbres, de Sugimoto. Ce sont des images de fin: après, l’abysse – ou l’épaisseur du mystère, l’espace sidéral. Un peu de matière, des graviers, une gamme sublime et austère de gris teintés, les ténèbres sans rien d’effrayant, ce pourrait être une autre planète où le jour n’existe pas. Au-delà de cette zone, plus rien? La sensation est moins d’un vide que d’une paix. «Après des images comme les Nuits, à la limite, on arrête. On peut faire du dessin, autre chose, écrire. C’est une sorte de bout du monde. Qu’est-ce qu’il peut y avoir de moins qu’un bout de sol qui disparaît dans le noir? Mais ce pas grand chose, c’est quand même les pieds sur terre. Ça n’est pas une vue du ciel, des nuages qui passent, un truc flou comme ça. Non, c’est parfaitement net, ces petits cailloux qui disparaissent dans le noir. Donc il y a là quelque chose qui est affirmé. Même si c’est dans des conditions extrêmes que sont la nuit, avec une lumière très faible et un temps de pose de quinze ou vingt minutes… Juste après, la mer est venue. Du coup, tout s’ouvre au maximum. Et on peut quand même faire des images. À ce moment-là (…) on peut photographier n’importe quoi. Une montagne, des oiseaux, des gens, un intérieur. Tout est possible.»(11). Des années plus tard, oui, la pluie tombe, elle vaut celle de Ponge(12). De telles images rétablissent l’ordre des choses, rien n’a cessé, le temps coule, les jours vont, ce sont les Phénomènes quotidiens, observables, rien d’exceptionnel, rien que de très exceptionnel, la vie même, infiniment.

Le visage de Christine émerge des bulles de son bain. Ce qui est arrivé à Seiichi Furuya n’est qu’un drame intime: une mort, celle de sa femme, après sept ans de vie commune, qui conditionne désormais sa vie à lui comme celle de leur fils, et aussi son travail de photographe. Il a rencontré Christine Gössler à Graz à la fin des années 70, un an après l’a épousée au Japon, ils ont eu un petit garçon, il l’a photographiée très jeune femme, très belle, vive, modèle, muse, amante et mère, depuis le jour où ils se sont connus, presque quotidiennement jusqu’à ce que, malade, elle se tue. Il lui aura fallu ensuite plusieurs années pour faire un livre et une exposition de ses photographies d’elle, sous le titre Mémoires, puis un autre et une autre – ces Mémoires 1995 publiés par Scalo, mêlant les portraits et d’autres clichés, couleur ou noir et blanc. Et quasiment dix ans avant de pouvoir me dire, l’été dernier, qu’il se sentait aujourd’hui prêt à tirer les images qu’il n’a cessé de prendre, mais gardait par devers lui; prêt aussi à les montrer, le deuil étant en partie fait. Quatre ouvrages ont été publiés autour de Christine Furuya-Gössler, dont trois après sa disparition. Le miracle est qu’il n’y a là rien de morbide, et surtout que, chaque livre réunissant un choix d’images assez différent, les présentant sous un autre angle ou sur un autre mode, ils ne se recoupent pas, ne donnent aucunement l’impression d’épuiser le sujet. Comme s’il ne pouvait l’être, en vérité, comme si cette femme très aimée l’était assez pour garder son autonomie, et toujours apparaître telle qu’on ne l’attendait pas, comme si Furuya l’avait aimée, l’aimait assez pour qu’elle reste à jamais vivante. «Un peu après midi, le 7 octobre 1985, jour du 36ème anniversaire de la création de la République démocratique allemande (…), Christine se jetait du 9ème étage de l’immeuble où nous habitions. J’étais confronté à la conclusion soudaine de mon activité de «documentation de la vie d’un être vivant». (…) Curieusement, pendant un moment après la mort de Christine, je n’ai pris que des photos du ciel de Berlin. Il y a eu beaucoup d’arc-en ciels. (…) Les gens dont l’existence prend fin du fait d’une mort continuent à exister parce qu’ils ont déjà vécu. Depuis mon retour à Graz, à l’été 1987, Komyo, ma belle-mère et moi avons continué de vivre ensemble. Tous les trois, Christine agissant pour nous comme un axe caché, nous vivons comme autour de cette existence. (…) Les deux ouvrages intitulés Mémoires ont été faits pour réunir, par la photographie, les preuves de la vie que j’ai vécue avec Christine, mais ils sont aussi emplis du souhait que j’ai de voir Komyo les lire un jour. Ils ont été faits avec cette idée que ce dont je ne peux pas parler, ce que Komyo ne veut pas savoir, doit immanquablement être exprimé. Plus on souffle sur un feu pour tenter de l’éteindre, plus grande devient la flamme. Si l’on s’arrête de souffler, le bleu froid se change en rouge léger. Pourquoi ai-je à ce point tenté d’éteindre ce feu si chaud et doux? (…) Cela fait presque onze ans qu’elle est morte. Les sept années que nous avons passées ensemble ont pris fin il y a si longtemps. C’est un mystère, mais depuis sa mort, notre relation s’est approfondie de plus en plus. Et aujourd’hui, en travaillant à ces documents une fois encore, je la retrouve chaque jour.»(13). À cela s’ajoute autre chose: après Christine, Furuya demeure le photographe qu’il était pour elle, bien sûr les images prises depuis n’ont rien perdu de leur qualité, il s’agit toujours de la même histoire, d’une même perception du monde tel qu’il va. Les œufs du Museum d’histoire naturelle à Vienne contenaient déjà quelque chose de sa maladie, le ciel de Berlin parle encore de son suicide, et déjà d’autre chose, qui se retrouve dans l’orvet sur l’herbe grasse, le vert tonique du potager. Sensitive à chaque être, à chaque chose alentour, cette photographie est apte par là-même à saisir l’instant et le passage du temps, dans la chute des fruits, la chaleur à laquelle s’expose le chat, comme dans l’immuabilité de l’étoile de mer au fond d’un aquarium à Venise, où se surimprime un coin de ciel. Cette photographie donc est celle de cycles de vie, de mort, de renaissance.

Le monde où nous évoluons tisse avec la fiction des liens intimes, virtuels ou non, qui valent autant d’échappées. Jan Svenungsson s’appuie sur un roman et sur la vie d’un autre artiste, qu’il entrecroise avec la sienne pour susciter une œuvre nouvelle. Jörg Sasse transforme, les manipulant par ordinateur, les images laissées pour compte de ceux qui les ont faites, mais ne les ont pas vues, pour en faire naître d’autres, et autant d’histoires, quand Éric Rondepierre fait tenir un film entier en une image, et beaucoup d’interrogations, Romeo Alaeff procédant d’associations, forçant le rapprochement de vues successives pour qu’advienne, surréalisme discret transposé bien ailleurs, autre chose encore.

Un corps flottant, nul n’est capable de le l’identifier. Pour une raison ou pour une autre, Jan Svenungsson s’est pris de passion pour Giorgio de Chirico, et en particulier pour le court Hebdomeros (14).qu’il écrivit, en 1929. En 1995, Jan partait à Volo, où naquit le peintre, en 1888, et où il vécut avec sa famille, avant de gagner l’Italie. Là, le jeune Suédois prit des photographies, arpentant le port et les environs, les collines, parmi les habitations vides, l’ancien orphelinat, la cimenterie, un bateau flottant sur terre, les tables d’un café désert sous la tonnelle… De retour en Suède il entreprit de traduire lui-même le roman du français, qu’il parle aisément, dans sa langue, puis d’exposer dans une galerie de Lund (sa ville natale) les 108 planches associant texte manuscrit et images de son projet. Ceux qui ne liraient pas le suédois pourront recourir à la version originale de l’ouvrage , ils y constateraient ces coïncidences, correspondances peut-être pas si déconcertantes entre certains passages et certaines vues, dont Jan a fait le ressort de son travail – comme on synchroniserait son et images d’un film. Le fait que son langage, et donc chaque phrase écrite par lui, nous reste étranger, ne fait que nous renvoyer à son propre statut face à l’œuvre initiale (et à celui de son auteur, d’ailleurs, arrivé en France en 1911). Il dote aussi ce second Hebdomeros d’un mystère supplémentaire, le secret des liens unissant texte et image nous demeure celé. Or certaines des photographies contiennent leur propre énigme. Qui a décidé du trait séparant en deux cette vue du cimetière, blanchissant toute chose au-dessous, pierres tombales et croix, stèles, troncs chaulés, à quoi rime cette stricte délimitation? Cette autre ligne qui tranche, rectiligne, le flanc de la montagne basse et ses fourrés impénétrables, c’est celle du chemin de fer tracée par l’ingénieur qu’était De Chirico père. Mais ce nageur, si c’en est un, qui le distingue vraiment, frôlant les rochers, un remous aussitôt recouvert, qu’il s’éloigne ou sombre? Et comment ce pan de mur rectangulaire enfin fait-il un si parfait écran pour la projection des ombres sveltes, durables autant qu’éternité de cyprès? Jan, qui fut aussi l’assistant de Juliet Man Ray rue Férou, et sur un coup de tête alla visiter la Casa Malaparte à Capri, entretient avec les lieux des relations privilégiées. Tour à tour peintre et photographe, sculpteur, graveur, auteur d’installations, de textes, son entreprise principale et la plus insensée, ces dernières années, consiste en l’érection, dans des endroits improbables, de cheminées de brique rondes et rouges, hautes, droit sorties de tableaux métaphysiques, implantées là où elles n’auront jamais aucune raison d’être que sa démarche, unique. La sixième s’élève ces jours-ci aux environs de Münster. De Stockholm à Vienne en passant par la Corée, depuis 1992 elles apparaissent comme autant de points d’interrogation – ou d’exclamation.

Un pont dans la montagne, à quoi peut-il bien servir, est-il seulement vrai? S’il ne prend plus guère de photographies, depuis la série des Rideaux amorcée en 1993, Jörg Sasse fonde depuis plusieurs années son travail photographique sur l’utilisation de clichés trouvés, ou donnés par d’autres, et altérés ensuite par ordinateur. «En fait, ce que ces photos devaient être n’est pas visible sur la photo, c’est ce qui a eu lieu devant l’objectif. Mon intérêt n’a pas pour objet cette intention, mais la photo elle-même. C’est pourquoi ma collection de matériaux se compose en majeure partie de photos d’amateurs dont le sujet n’est pas, de façon manifeste, du domaine du privé, ou bien qui montrent des détails fixés par hasard.»(15). De ces photographies délaissées, Sasse fait des images: scène de meurtre qui pourrait être prise à l’Hallelujah the Hills d’Adolfas Mekas dans une version colorisée, canoës échoués comme baleines au bord de l’eau, maisonnette au toit trop rouge – et quid du couple, au premier plan flou? Je ne sais pas, et ne suis pas sûre de vouloir savoir en quoi consistent exactement ces manipulations (d’ordinaire modification de certains éléments qu’il diminue ou agrandit, bouge, supprime, de contrastes qu’il atténue ou renforce…) pour les trois images ici réunies. Dans bien des cas son intervention aboutit à la création d’images froides, lisses et assez désincarnées. Au contraire, devant certaines vues on peut éprouver une épaisseur – la potentialité d’un événement. Quelque chose pourrait advenir, ou vient d’avoir lieu, il y a là une charge implicite, qui retient l’attention, sinon fascine, du moins interroge. Prend aussi sens le fait que Sasse précise être intéressé par la tonalité générale de ces images, il explique que dans l’histoire (qui reste à faire) de la photographie couleur, l’atmosphère des clichés a changé selon les périodes. Il établit donc une relation essentielle entre les couleurs d’une photographie et l’époque à laquelle elle a été prise. Son attention se porte ainsi au moins autant sur les images qu’il collationne dans ses archives, que sur leurs transformations, il réfléchit à ceux qui ont été à leur origine, relief aussi furtif qu’une ombre, mais sans qui… Reste que nul ne verra l’usage de ce pont suspendu au milieu de nulle part; qu’il est possible de ressentir de loin le vent couchant les graminées blondes, de plus près de s’égarer dans l’éparpillement des points rouges et verts, non d’imaginer la scène qui précède ou qui suivra. Reste enfin que la dernière image évoque irrésistiblement, piscine et voiture métallisée, palmiers, lumière allumée dans le pavillon noir, le suspense d’un film de la fin des années 50, dans le style d’Hitchcock.

Les visages de cette Foule, on ne sait qui ils sont, ni quand, où, que voit-on? Connu pour ses précédents travaux, son Précis de décomposition, Éric Rondepierre amorçait avec Moires un tournant dans sa production artistique – et littéraire. La série des Diptyka, «résultat d’une recherche menée en 1998 dans les archives grecques, à l’initiative de l’Institut français de Thessalonique»(16). et qui a fait l’objet plus tard d’une exposition de douze images, marque une véritable rupture, et un commencement, notamment par l’usage, après le noir et blanc passéiste de films très anciens, de la couleur d’époques plus récentes. «Soient les parties hautes et basses de deux photogrammes de film consécutifs. Elles se complètent de telle façon que le haut de l'image du bas soit placé en bas et que le bas de l'image du haut soit placé en haut. (…) Cette disposition n'est l'objet d'aucune inversion manuelle: Morel cadre au milieu des deux images de telle façon que la coupe de l'image inférieure réponde à celle de l'image supérieure, exactement. (…) Bien que fragmentée, répartie autrement par ce geste de coupure, ce n'est pas un recadrage qui est donné à voir: l'image est entière, sans reste. Elle est sans reste au niveau quantitatif mais au niveau de l'image proprement dite, de sa teneur figurative, plastique, elle a changé. C'est la valeur de ce changement qui induit son choix. (Ce cadrage ne fonctionne) que lorsque celui-ci agit l'image, la réveille, introduit une perception nouvelle qui n'était pas dans l'image originale non divisée. Le troublant, c'est justement ce hiatus. Ou plutôt son effet: il y a maintenant deux espaces là où auparavant il n'y en avait qu'un, presque deux mondes. (…) La barre sombre qui figure cette division joue un rôle non négligeable dans les rapports formels ou figuratifs des deux parties. Elle change de gabarit selon la technique, le format du film. (…) En tout cas, c'est elle qui sépare et relie, qui a cette fonction de souder les images dans ce nouvel ensemble. Car il faut le dire, au-delà du basculement perceptif entre haut et bas, ce qui intéresse Morel c'est que le regard ne voit plus deux images, ou deux parties prises dans une inversion, mais une nouvelle image, singulière, une seule énigme visuelle qui appelle un balancement du regard, une hésitation.»(17). Après une première sélection de trois Diptyka, Appareils, La Crue et Réunion, Éric m’a appelée pour me montrer un jour une seule image. Qui est restée. Lui-même ne sait probablement pas d’où vient cette Foule, de quel film elle est issue, ce film il ne l’aura jamais vu. Nous non plus. Et ça n’a pas la moindre importance. C’est même à cette aune que se mesure la valeur de l’image, faite en partie d’un rapport très particulier au cinéma. On peut croire que tout le film est dans cette photographie, on peut déduire ce qu’on voudra du peu d’informations fournies, il fait froid, si l’on en croit les costumes, accessoires visibles… mais il y a surtout ces visages. Visages de femmes, certains disant une attention sérieuse, une attente. Un visage d’homme au second plan, austère. Le geste que font deux jeunes femmes levant la main à hauteur du visage, comme pour protester, se protéger, l’une d’elles plissant les yeux, l’autre tendue, sublime. Il y a l’ampleur de la composition, les variations de noir et bruns, beiges et gris neutres que rompent un vert assez vif et un rouge éteint, un peu d’or, un blanc pur. Dans cette tourmente sans nom, une femme apparaît, séparée des autres par un mince fil noir, infranchissable, et parce qu’à la différence d’autres, près d’elle, regardant ailleurs ou baissant la tête, elle s’incarne, attire au milieu de la foule, demeure, et avec elle l’image entière, la scène, le procédé même, inoubliable. Par son incroyable économie, cette photographie doit tout au cinéma et lui rend, en échange de son origine, sa synthèse inspirée.

Vu d’avion, la ville apparaît par le hublot – mais non. Romeo Alaeff crée vidéos et musiques, Plane est la première photographie de lui que j’aie vue, elle figurait déjà dans son atelier de l’East Village à New York, il y a près de six ans, et se trouve encore dans celui de Brooklyn. Ce qui l’intéresse: souvent le processus de création d’une œuvre, l’idée au moins autant que son résultat formel. Ainsi, l’équivoque d’une image double où l’on confond le hublot, à droite, et la ville, à gauche, telle qu’on croit l’apercevoir depuis l’appareil en vol. Dans la série Consecutive, Romeo se concentre sur la juxtaposition forcée de deux vues successives pour former un ensemble troublant, qu’elles décrivent des réalités proches ou non, sur différents modes, complémentaire ou opposé, insoupçonné… Il évoque le fait qu’on peut être frère et sœur, on ne choisit pas sa famille. L’association d’idées, l’insolite et la mélancolie, la fantaisie président à certaines des images doubles, alors qu’il apparaît assez clairement avec d’autres que les réalités combinées n’ont pas besoin d’être distantes, peuvent être bien ordinaires, et susciter sans peine une poésie. Est-ce que la fille aux tongs pourrait être perchée dans l’arbre, sous le ciel d’été? Est-ce que les rangées de fauteuils en plastique ne pourraient être sur un bateau mouche descendant la Seine ou suivant un canal d’Amsterdam? Sa famille, lui-même, les lieux où il vit et travaille, ses voyages, son métier d’artiste où tout est encore à inventer, alimentent ces images réalisées avec un appareil de plastique, une puis l’autre sur le même négatif, qu’il développe ensemble, s’interdisant de modifier leur ordre. Prises isolément, il s’agirait plutôt d’images simples, qu’il met en relation pour leur faire exprimer ce qu’il ignore à l’avance. Sauf celle, unique de Revolving Door, si complexe, bâtie autour d’un pivot, dispositif en soi, mais aussi dynamique, les uns entrent, les autres sortent, qui renvoie à la ligne de démarcation des images doubles, ainsi qu’à d’autres travaux qui sont venus depuis, pas encore aboutis, mais là comme ici, tout tourne autour de la même question, la même fragmentation de ce spectacle continu que nous procurent nos yeux – du moins nous le croyons sans faille. Romeo a finalement renoncé aux titres dont nous nous sommes servis des mois durant pour désigner ses photographies: Flip Flop Tree, Water Chairs, ou quand un élément unitaire les déterminait, Horse, qui suffisait. Revolving Doors était aussi un titre de Man Ray – où l’on retrouve le grand jeu des automatismes, le rêve éveillé, l’aura surréaliste, mais heureusement rafraîchie, rénovée, au goût du jour.

Pourtant même sans argument, sans histoire, certaines images donnent de la réalité une vision chargée, puissante, qui aide et transforme, élève. Les Barrages de Steve McQueen sont ce misérable objet qu’on a vu cent fois sans y prêter la moindre attention, qu’il élit, fait voir et au-delà, porte à une résonance bien plus grande, jusqu’à en faire ce sujet étrange, et par là-même indispensable. Ceux qu’il rencontre, personnes ou lieux, et animaux, jusqu’aux objets, Maarten Vanden Abeele ne les montre pas autrement que comme des vivants. Pour Marc Trivier, le charme opère autrement, plus âpre, incisif, quand Jean-Luc Mylayne, se concentrant sur l’oiseau qu’il connaît, sur l’instant où, déploie un miracle à la contemplation: ici ou là, il s’agit de différentes épiphanies

Ces paquets de tissus ficelés au bas des caniveaux, dans Paris, censés aider à canaliser l’eau, qui les voit? Steve McQueen n’est pas le seul à les avoir observés, pourtant il est bien le premier à en avoir fait œuvre avec la série de cinquante photographies prises à Paris en 1998, qu’il définit comme «une sculpture de rue». Objet d’un petit ouvrage, plusieurs fois exposée, son auteur ne s’y est trompé ni sur la forme, ni sur le format, sans magnifier ce qui ne saurait l’être, de peur de le dénaturer. Il se réfère à David Hammons, «l’artiste le plus généreux que je connaisse. Il m’a appris à contrôler mon travail, la fréquence de celui-ci, à ne jamais faire que des choses nécessaires.»(18). Comme il s’est approprié un plan fameux, l’image même d’un film de Buster Keaton, avec son formidable Dead Pan, il s’approprie le motif du Barrage et le baptise tel – chacun portant ensuite un numéro. Il ne s’agit pas d’un document. Sans doute McQueen a-t-il trouvé la manière de faire voir ce que tous nous aurons vu, un jour ou l’autre, marchant dans la rue – sans nous en rendre compte, sans nous en souvenir. Ayant trouvé l’accès, il nous le donne à notre tour: un accès léger aux choses, fin et profond à la fois, comme en témoignent ailleurs des films d’une force brute ou d’une sensibilité aérienne (tel Exodus). Curieusement, les gardes du livre Barrage citent, extraits d’un dictionnaire bilingue français/allemand, différentes expressions, telles qu’«établir un barrage», «faire barrage à quelqu’un», «match ou tir de barrage», «barrage antichar», «barrage de mines», enfin «barrage de rue». Certains ont l’air de corps recroquevillés, de silhouettes livrées à elles-mêmes, à leur abandon. Pas tous: d’autres étroitement enroulés, serrés, soumis pragmatiquement à leur emploi, diriger le flot sortant des bouches au bord des trottoirs, valent des abstractions, pour leurs textures, leur forme plus stricte, géométrique, l’absence de pathos. Autour, ce qui fait la couleur des rues: l’asphalte, un bloc de granit, les plaques métalliques, les joints plus clairs, l’eau qui stagne. L’un d’eux, gris sombre, condamne l’égout; un autre semble entraîné par le flot jaillissant à l’orée du caniveau; un dernier, vêtement jeté, trempe, gorgé d’eau, dans un vert miroitant. Il y a celui qu’on a rangé soigneusement, ceux qui sont salis, le fauve contre gris, cœur blanc. Le mot même de barrage introduit l’idée de rupture marquée, d’événement dans la vie urbaine, mais pour qui, puisque nous sommes absents? À moins que désormais…

Celui qui attend dans le hall de la gare, à Parme, le tout dernier train, qu’attend-t-il? D’abord concentré sur la scène, et ceux qui l’occupent, photographiant très tôt les spectacles de Pina Bausch et produisant des images au grain fort, charbonneuses, de danseurs et d’ensembles, propageant le plus fort des visions de la chorégraphe auprès de spectateurs conquis et d’autres à venir, Maarten Vanden Abeele est passé insensiblement à la vie – celle d’abord de ses proches et amis, la plupart danseurs, acteurs, performers, musiciens, dont il sait voir les corps agissant, saisir l’énergie et la passion. Leur vie dans les coulisses, le logement qu’il partage avec eux, les chambres de passage, avions, couloirs… Son second livre est consacré à la Needcompany de Jan Lauwers, photographiée cette fois tantôt en couleurs un peu saturées, chaudes ou acidulées, tantôt dans le même noir et blanc poudreux qu’auparavant, au cours d’une tournée, mais toujours hors de tout plateau. Certaines des images présentées ici sont issues de ce périple où Maarten ouvre le champ, embrasse ce qui lui est familier comme ce qu’il ne fait qu’apercevoir en chemin. Tout: un néon de lumière verte derrière une vitre brisée, cet homme qui marche les yeux clos, au coin d’une rue de Chinatown, ceux qui jouent au foot, en bleu, sur une terre impropre, qui s’envole en poussière. Ce singe pensif, inaccessible et d’une expression si furieusement humaine, parmi tous ceux qu’il a photographiés, dans tous les zoos des villes par où il est passé. L’image de Carlotta véhicule ce malaise d’une violence dont on ne sait pas d’emblée qu’elle est de théâtre, qui donc choque autant que si elle était réelle. Celui qui cherche est curieux de l’agencement de ses photographies entre elles, du sens qu’elles peuvent prendre tout à coup ou bien qu’elles ont toujours eu. «Créer une image, c’est également trouver une image. C’est presque quelque chose de physique. Au cours des années, on construit un savoir relatif entre autres au maniement des images. Cela se fait en grande partie intuitivement. Le résultat est une forme presque abstraite de la connaissance, que je comparerais à ce qu’on appelle clustering dans le domaine scientifique. Cela a un rapport avec la sensation intuitive d’une entité.»(19). Chez lui compte à la fois le chemin parcouru en peu d’années, celui si long à parcourir encore, et une nature partagée entre l’ambition, l’exigence, une certaine perméabilité, une fraternité, une volonté aussi de s’aventurer, de vivre intensément… et une fragilité, des moments où la seule urgence est de s’arrêter, enfin ne plus s’exposer pour un temps. Il faut peut-être y voir une transposition de ce rythme double auquel vivent la plupart de ceux qu’il côtoie, à la scène et à la ville, avec une temporalité distincte et un mode d’exposition différent. Il ira loin, c’est sûr, et ce n’est pas la moindre de ses qualités que de savoir en prendre le temps et les moyens, sans cesser d’observer en chemin, de capter cette énigme de sacs jetés pour faire poids sur une bâche de plastique argenté (Reverse), l’embrasement sous les phares, en bord de route, à Liège, des arbres frêles qui tremblent sans se consumer. Ou la pure merveille d’October Song. C’est un soir très tard dans l’appartement où logent Franck et sa compagne, Maarten les trouve tels que nous les voyons, nus, splendides, épanouis. Il rit, elle se cache un peu, contre lui, sous la lumière chaude d’une seule lampe allumée, ensemble ils boivent un peu de saké, ils se connaissent par cœur. Quelle importance, le temps que dure cette longue séquence, importent la fraîcheur et la pudeur, cette intimité qui supporte d’être vue sans rien y perdre, cet accomplissement sans crispation ni souffrance, cette image de désir et de plaisir très immédiatement perceptibles. Parce qu’aussi, il ne s’agit que de bonheur. Ni seulement de tendresse et d’affection, d’érotisme ou de sensualité, mais de l’image, à laquelle je ne connais pas d’équivalent, l’image fulgurante et sereine, d’un amour.

Une trouée obscure dans la clarté d’un champ de colza, d’où vient-elle? Portraits pris dans des asiles, abattoirs et paysages, images carrées puis rectangulaires, contrastées puis parfois comme solarisées, où la lumière a pris une place déterminante, champ de lin ou mirador, bête aveuglée qui va mourir ou toit comme le dos d’un animal immense, clairière ouverte sous l’éblouissante blancheur du ciel: c’est toujours pareil. Comme les portraits d’arbres, ceux d’artistes et d’écrivains, ou bien L’Enfant au loup, la photographie de Milena devant la fenêtre, à Sils Maria, face à la clarté absolue, qui fut longtemps la dernière image de Marc Trivier. Dès le premier catalogue de son exposition, à Denain et Lausanne, en 1988, il choisissait pour couverture un amoncellement d’images déchirées, les siennes, auxquelles il n’accordait pas le statut d’œuvres intouchables, gardant ses distances, se gardant de se poser en artiste. Il vit retiré, s’occupe d’une forêt, prend soin de Kafka, l’étalon de sa fille. Sa relation à ce qui l’environne, et en particulier la nature, est primordiale, elle nourrit une partie de sa photographie comme la nourrissait ce qu’il était autrefois, au début, lorsqu’il partait photographier Borges à Buenos Aires, Genet à Rabat, Foucault, Leiris, Beckett, Paule Thévenin à Paris… donnant d’eux des images frontales, attentives autant que brutales. Comme l’arbre de Folkestone sur ses étais, les carcasses écartelées, le cochon aveugle. Viennent ensuite des images comme des fables, hors du temps – sa fille sur un chemin tenant à la main Des fleurs pour le camarade Andrei Platonov. Les lettres envoyées par Marc, les textes qu’il a pu écrire et ce qu’il m’a dit, le peu de fois où je l’ai vu, la première chez lui, par un printemps froid, la seconde encore là-haut, à l’été, traversant la forêt jusqu’à la plantation de gingkos en longeant un champ de digitales, sa parole est certainement l’une des plus radicales qu’on puisse recevoir, à la hauteur de ses images. «Je n’avais pas l’intention de faire ce que j’ai fait et que certains veulent considérer comme une «œuvre»; je ne le conçois pas ainsi. Vous me demandez ce qui à mes yeux déclenche un travail que l’on dit «créatif»…: je vous dirai que c’est l’urgence de fabriquer un système (comme l’est le langage) si privé que les autres n’y accèdent qu’en acceptant les codes, les décryptages que vous imposez comme autant de protections entre ce qui tremble en vous et le «dehors» (là d’où «on» vous juge, d’où «on» vous lacère)… (…) Les images que j’ai faites n’ont, à vrai dire, aucun sens. (…) Si ce que j’ai produit comme photographies s’apparente à une vision «tragique» de l’existence, ce n’est qu’en regard de la morne et mensongère émasculation qui fait l’imbécile imagerie de la publicité, du «soyons tous heureux», comme si le bonheur était autre chose qu’une réminiscence lumineuse ou un projet sans cesse postposé.»(20). Après Le Mirador, il y eut cet hiver Le Paradis perdu, «quelques troncs d’orangers, deux ombres, la lumière qui ronge la gélatine et dans le lointain la «lumière», la vraie… une incroyable nostalgie(21)…» Ses paysages ultimes font une frontière, une expérience limite en photographie, toute d’intensité, tension et plénitude aussi, révolte et sagesse, à la fois conscience de la finitude humaine et preuve d’une existence qui se donne en partage, don fabuleux et grave, âpre et sans pareil – juste.

Cherchez l’oiseau, approchez, il y en a plusieurs, se reflétant dans l’eau, les herbes rouges. Cette pièce particulière de Jean-Luc Mylayne monte plusieurs photographies en une seule image, joue de redoublement, d’inversion, de reflet, axe autour duquel s’établit l’image – une donnée formelle vite dépassée, en réalité. Il y a l’eau dormante, entre ombre et ciel clair qui s’y mire, la végétation rouge qui fait un peu de terre et de feu, par l’ardeur, et l’oiseau – les deux oiseaux, et leurs doubles, leurs reflets, sur chacune des huit photographies carrées, il y en aurait donc seize et non deux, mais ce n’est pas affaire de calcul, juste de confusion légère, d’illusion merveilleuse. L’oiseau qui ne joue pas un rôle, qui ne se prête à rien, est là. Le travail de Mylayne vise à nous rendre conscients de cet instant de perception totale, extrême, de la matière et de l’air, du temps. «Nous sommes probablement les premiers Kairiciformes. La vie évolue dans au moins quatre dimensions dont une, le temps, est à présent imprécisément conceptualisée. L’être humain a un rapport spécifique à cette dimension.… Cela l’isole dans une ambiguité paradoxale: une acuité vertigineuse et grisante, opposée à une insidieuse altérité.»(22). L’oiseau incarne tout naturellement cet instant, et reste libre, absolument. On m’a dit, et je n’ai nulle peine à la croire, que lorsque Jean-Luc Mylayne arrive quelque part les oiseaux viennent à lui. Mais pas d’angélisme, ou alors saint François surtout sans auréole. S’il rencontre chacun d’eux, estime leur intelligence d’individus, s’il parvient au fil des jours et des semaines, au terme d’une saison entière, à faire avec eux l’image qu’il avait en vue, où chacun a sa place, et la meilleure part, il n’en tire nul autre avantage, ne les capte ni ne les capture, les laisse aller. Il faut des mois, pour chaque image, mais bien plus, une vie, au moins. Ce sont, sur les photographies connues de lui, déjà exposées, reproduites, oiseaux de chez nous, espèces communes, merle, mésange, hirondelle… Un rouge-gorge le regarde en face, comme on n’a jamais vu un oiseau nous regarder. Quelques-uns, fidèles, l’accompagnent – Bice Curiger, Lynne Cooke, Didier Arnaudet, il y eut aussi Calaferte et Lamarche-Vadel. Nous avons cette image offerte à notre contemplation, on pourrait y passer des heures, se plonger, fasciné, confiant, vibrant dans cet espace dont la durée s’étend, qui nous accueille, pour peu qu’on ne fasse pas s’envoler l’oiseau. Il nous a entendus venir, nous aura déjà vus, il est encore là, farouche, et donne à lui seul cette image de bonheur sur terre, éden possible, le fait seulement d’un oiseau qui s’est posé le temps de l’image, d’un peu de bleu, d’un rouge inespéré, qui enflamme et fait battre le cœur.

Anne Bertrand