Jan Svenungsson

"Le Temps de l'écriture", in: Tacita Dean – Écrits choisis 1992–2011, École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg 2011



En 2006 a eu lieu, au Schaulager de Bâle, la plus importante exposition consacrée jusqu'alors à l'oeuvre de Tacita Dean. Le Schaulager est un bâtiment très particulier, conçu par les architectes Herzog & De Meuron. De l'extérieur, il ressemble à une énorme boîte à chaussures, et semble dépourvu de fenêtres. En entrant, on se trouve dans un grand espace en hauteur, qui s'ouvre sur l'exposition en cours. Mon impression première fut sonore. L'air semblait saturé du chant de grillons qui provenait de toutes les directions. C'était le chant des projecteurs de film, ces emblèmes de l'art de Tacita Dean. L'exposition avait pour titre "Analogue" (Analogique). La musique que j'entendais était le son de la projection analogique de photographies réunies en séquences. La marche des projecteurs indiquait la marche du temps, en insistant sur la matérialité de l'image – chaque image, chaque photographie –, dans le flux de toutes ces images qui constituent un film.

Au début des années 1990, quand l'artiste a réalisé ses premiers films, elle ne pouvait imaginer l'importance des changements qui allaient survenir dans ce domaine. Tacita Dean, née à Canterbury en 1965, a terminé ses études d'art à la Slade School of Fine Art de Londres en 1992. La même année, elle créait The Story of Beard(1), et en 1994, The Martyrdom of St. Agatha. Elle n'utilisait pas la vidéo, mais le film 16 mm, et ce choîx était, de toute évidence, délibéré, d'emblée. Il y a toujours eu une différence entre ces deux médias; pourtant, à part quelques exceptions expérimentales, en 1992 et 1994, la vidéo n'était pas encore numérique, mais analogique, tout comme le film. À l'époque, une photographie, qu'elle soit collée dans un album ou accrochée à un mur, résultait encore de l'ombre projetée d'un négatif (ou d'une diapositive) à travers l'objectif d'un agrandisseur, sur du papier photo. L'Internet en était à ses balbutiements. La première photographie publiée sur le Web l'a été en 1992. L'e-mail n'était alors utilisé que par des experts en informatique, et le portable était réservé aux hommes d'affaires les plus progressistes. Les livres étaient imprimés sur du papier et les archives personnelles de tout un chacun comprenaient des piles d'albums photo, parmi des quantités de notes rédigées sur papier, quelle que soit leur nature. Aujourd'hui on a l'impression que c'était il y a très longtemps – mais notre sens du temps est relatif.

Pour Tacita Dean, à ses débuts, l'analogique n'était pas un choîx: cela allait de soi.

En 1995, la compagnie Durst a mis sur le marché l'imprimante laser Lambda 130, qui allait, avec la percée des appareils photo numériques à partir des années 2000, modifier de façon essentielle la compréhension qu'avaient les artistes, et bientôt le monde entier, de ce qu'est une photographie. Avec la Lambda 130, l'objectif qui projette l'ombre du négatif sur le papier photographique était éliminé. À la place, se trouvait un rayon laser qui écrivait l'image, désormais stockée dans un ordinateur, mais pouvant être imprimée sur le même papier, pîxel par pixel. Pendant son séjour dans l'ordinateur, l'image numérique est très facile à manipuler, de toutes les façons imaginables. En conséquence, l'image perd ce qui jusqu'alors avait constitué son essence, tant physiquement que dans l'esprit de ses utilisateurs: son caractère d'index. Désormais, l'image s'écrit. Ce n'est plus l'ombre de la réalité capturée: c'est la réalité reinventée.

En 1995 également, le format vidéo numérique DV fut mis en circulation par plusieurs compagnies. Il faisait partie d'une évolution irréstisible dans le monde de l'image en mouvement. Quelques années plus tard, sortait au cinéma le premier film numérique, puis, en 2009, Avatar de James Cameron, le film qui aura connu le plus grand succès commercial de tous les temps ... et qui fut entièrement conçu par ordinateur. Dans ce film il n'y a plus de "traces" – pas l'ombre – d'une réalité autre que celle issue de l'imagination de ses créateurs.

En 2006, Kodak a cessé de produire de la pellicule de cinéma en Europe, et Tacita Dean a fait un film(2) sur les derniers jours de cette activité dans l'usine de Chalon-sur-Saône. Son film était analogique, non numérique. Dans l'intervalle, la différence, symbolique autant que réelle, entre l'image analogique et son équivalent numérique, était devenue un thème central dans son oeuvre. Le film Kodak (2006) a été projeté pour la première fois au Schaulager, où je l'ai perçu comme le coeur palpitant de cette exposition qui vibrait de toutes parts.

Nous vivons un changement de paradigme quant à la façon dont nous produisons, utilisons et reproduisons des images. Ce changement a des répercussions dramatiques quant à la façon dont nous imaginons et comprenons le monde, ainsi que pour notre perception du temps. Le temps analogique est séquentiel, alors que le temps numérique permet un accès immédiat. Ce drame existentiel est aujourd'hui inscrit au coeur de l'art de Tacita Dean, dans ses films, ses installations, ses images, et il fait l'objet dans ses textes d'un débat continu.

Apartés
Il y a quelques années, j'ai rédigé un petit livre sur l'art d'écrire(3), destiné principalement aux artistes et aux étudiants en art. Je suis moi-même plasticien, et mon livre était inspiré par le fait que tous les artistes aujourd'hui font l'expérience de la nécessité pour eux de s'exprimer non seulement selon la pratique plastique qu'ils ont choisie, mais aussi verbalement, en produisant des textes. On peut trouver à cette situation différentes raisons, que je n'aborderai pas ici: mais il est clair que sur ce point, il n'y aura pas de retour en arrière. À présent, une oeuvre d'art n'est plus seulement une forme plastique, elle doit se situer au sein d'un propos théorique ou narratif émanant de l'artiste lui-même ou de ses mandataires, propos qui peut passer par un discours énoncé, écrit ou performé.

Telles sont donc les questions que nous nous posons tous, avec des degrés divers d'inconfort, ou de plaisir:
– Que puis-je, en tant qu'artiste, dire vraiment sur mon travail ?
– Dois–je essayer de l'expliquer?
– Le traduire?
– Y ajouter quelque chose?
– Le mettre en scène?
– Dois-je mentir à son sujet?
– Puis-je ignorer le problème?

Pour la plupart d'entre nous, ce sont des questions difficiles à régler. Et pourquoi cela devrait–il nous être facile? Après tout, si nous avons choisi une forme d'expression principalement visuelle, et non écrite, il y a des raisons à cela!

Tacita Dean est l'une des rares artistes ayant, dès ses débuts, écrit des textes en parallèle à son oeuvre plastique, textes qui ajoutent à l'expérience du regard, sans tenter d'expliquer ni de justifier. Son écriture semble n'être jamais forcée, jamais on n'a l'impression d'un malaise. Ses mots sont là, comme une voix supplémentaire accompagnant son art. Aucun médium ne prend le pas sur l'autre, en termes d'interprétation.

Dans un entretien réalisé en 2000, Tacita Dean évoque ainsi ses textes:

"Ils constituent des entités séparées, et se trouvent au côté de mon oeuvre plastique. Theodora Vischer en a parlé de façon magnifique, dans sa postface à la publication du Museum für Gegenwartskunst de Bâle [en 2000]: 'textes et films, comme toutes [les] autres oeuvres [de l'artiste], usent de moyens différents mais tournent autour d'un même thème. [Tacita] Dean a appelé cette série d'histoires "asides" (apartés). "An aside" est un mot pris au théâtre shakespearien, qui décrit ce qu'un acteur dit au public en s'adressant directement à lui, sans que cela influe sur l'action se déroulant sur scène.' Je trouve ça magnifique. Ainsi, mes textes se trouvent parallèles à mes autres oeuvres, et de fait, je tiens à leur donner une sorte de légitimité: que l'on sache qu'il s'agit d'autre chose que de simples textes – d'une autre part de mon oeuvre(4)."

Je n'entends pas essayer de faire ici une histoire de l'art de Tacita Dean, ou de ses écrits. Je ne veux pas me lancer dans une analyse complexe. L'essentiel de ce livre consiste en une sélection de textes de l'artiste, traduits en français. Ils parlent d'eux-mêmes. Mon but est de fournir quelques indices pratiques, historiques et psychologiques, pour faire comprendre l'espace – l'atmosphère – dans lesquels cet art et ces écrits ont lieu. Je vais pour cela citer des entretiens donnés par Tacita Dean, et il importe de garder à l'esprit que la forme de l'entretien diffère nettement de celle résultant de l'écriture par l'artiste de son propre texte. Comme cette introduction ne doit pas comporter d'illustrations, j'espère que le lecteur sera incité à rechercher d'autres sources d'information quant à la production plastique de Tacita Dean. Le mieux est de voir ses expositions. Le médium particulier du "film d'exposition", central dans son oeuvre, ne peut être représenté ni condensé en quelques photographies imprimées sur les pages d'un catalogue. Il s'agit d'une expérience, le spectateur doit être présent et se trouver dans un état d'immersion. Un texte, en revanche, peut être envoyé à travers le monde en une seconde, et sans cesse reproduit.

Stockage
Un négatif photographique traditionnel peut être stocké sans trop réfléchir aux conditions de sa conservation – et en ignorant les questions de technologie. Il peut être oublié pendant des années, voire des décennies, pour ensuite être retrouvé, et mener une vie nouvelle. Alors que si vous oubliez vos archives numériques pendant plus de quelques années, vous êtes susceptibles de ne jamais pouvoir y accéder à nouveau. Il faut dans ce domaine assurer la maintenance du logiciel autant que du matériel. Qui assumera la responsabilité de mon ordinateur après ma mort?

Quel sera le sort de nos archives, quand toute communication sera devenue électronique? Quelle fonction auront les bibliothèques, quand les livres ne seront plus utilisés en tant qu'objets physiques, mais téléchargés sur de petites machines censées être mises à jour tous les deux ou trois ans? Quel pourra bien être le rôle des futurs archivistes et de chercheurs – et non des moindres: des artistes – ... quand il ne restera plus de chaos? Seulement des milliards de documents numériques partageant tous la même caractéristique: vous pouvez les lire, ou pas. À l'avenir, grâce à des moteurs de recherche toujours plus précis et puissants, il sera toujours possible de trouver exactement ce que l'on cherche. Ou pas. Mais jamais rien d'autre.

Dans un entretien de 2007, Tacita Dean explique la situation actuelle de la manière suivante:

"Le monde se divise entre ceux qui sont arrivés dans le monde du numérique en tant qu'immigrants et ceux qui y sont nés. Nous sommes des immigrants du numérique; mon fils est né dans ce monde. Il ne saura pas ce que c'est qu'un négatif. Parce que ça va disparaître. Je trouve cela triste et tragique. Je pense que cela fait bien plus qu'altérer notre culture de l'image: cela altère notre culture en profondeur(5)."

Dans le texte qu'elle consacre à Cy Twombly la même année, elle écrit encore:

"En 1987, l'effacement [tel que le pratique Twombly] a laissé une trace pour chacun de nous. Mais même s'il s'est écoulé peu de temps entre hier et aujourd'hui, effacer de façon radicale est devenu tout à fait normal. Cela s'appelle supprimer, et c'est une annulation qui ne laisse pas la moindre trace. Tout comme le numérique foule aux pieds le legs si délicat que nous avaient laissé le celluloïd et d'autres supports analogiques, il est en train de nettoyer notre monde de l'écrit. Personne ne montre plus les fautes qu'il a commises, ou la façon dont sa pensée se développe au fil des pages(6)."

Disparition
Suppression. Annulation ne laissant pas de trace. Deux oeuvres majeures de Tacita Dean au milieu des années 1990 ont pour titre Disappearance at Sea (Disparition en mer) et Disappearance at Sea II. Voyage de guérison(7). Le thème de ces films s'est poursuivi dans Teignmouth Electron(8) en 2000. L'artiste a également publié un livre sous ce dernier titre, en 1999(9) – et un certain nombre de photographies et de dessins à la craie sur de grands tableaux noirs sont associés à ce projet. Ces pièces se rapportent toutes à l'histoire de Donald Crowhurst(10), marin amateur rendu célèbre par la tentative qu'il fit pour truquer la course à la voile en solitaire autour du monde à laquelle il participait, en 1968-1969. Pendant plusieurs mois, Crowhurst, seul sur son bateau, s'est caché au beau milieu de l'océan, faisant silence radio et sillonnant l'Atlantique Sud en calculant soigneusement de fausses positions qu'il consignait dans un faux journal de bord, selon une route qu'il finit par rejoindre, après avoir observé un délai approprié; il se trouvait alors officiellement en tête de la course, et à la veille de rallier l'Angleterre en héros. Mais Crowhurst n'est jamais revenu. Atteint par un mal que Tacita Dean qualifie de time madness (perte des repères temporels conduisant à la folie), il s'est suicidé, sautant par-dessus bord, alors qu'il était à mi-parcours sur le chemin du retour. Après que son bateau a été retrouvé et que la supercherie a été découverte, deux journalistes ont écrit un livre sur sa vie et sa fin. Cet ouvrage est devenu un classique(11), et il a servi à Tacita Dean de source dans son travail. Les deux premiers films qui s'y rapportent ne comprennent pourtant aucun élément narratif. Le premier, Disappearance at Sea (1996), est une étude, d'une durée de quatorze minutes, sur les miroirs et les prismes entourant l'ampoule d'un phare, au moment où celle-ci s'allume, à la nuit tombante.

Pendant le deuxième film (1997), d'une durée de quatre minutes, la caméra a remplacé l'ampoule, et tourne, de jour, comme le ferait de nuit le faisceau lumineux, marquant le passage du temps par-dessus l'immensité de la mer. Quelques textes courts condensent une méditation relative aux aspects récurrents de l'histoire de Crowhurst, combinés avec d'autres récits et observations. Ces textes sont réunis dans le livre Teignmouth Electron (1999), pour lequel Tacita Dean s'est rendue aux Caraïbes, dans les obscures îles Caïman, afin de filmer et de documenter ce qui restait du bateau de Crowhurst. Près de l'épave, sur Cayman Brac, elle a découvert les ruines d'une maison étrange, qu'elle a utilisée pour une autre oeuvre – film autant que texte –, appelée Bubble House(12) (1999).

Cette suite d'événements et d'oeuvres réunit plusieurs thèmes caractéristiques de l'art de Tacita Dean: la mer, une fascination pour l'isolement et la solitude, la disparition, une spéculation sur l'essence du temps, l'évaluation des traces laissées derrière soi, la reconstruction narrative, le voyage en tant que technique de découverte, le "hasard objectif".

Code
Chaque moment de notre vie nous apparaît aller plus ou moins de soi à l'instant même, il ne devient décisif ou singulier que rétrospectivement. Au coeur de l'oeuvre de Tacita Dean se trouvent ses films. Il s'agit de "films d'exposition", faits pour être montrés dans des espaces d'exposition, non dans des salles de cinéma. Souvent, le projecteur est équipé d'un dispositif permettant de les passer en boucle, indéfiniment. On les découvre alors qu'ils sont en cours – et si vous restez là, à les regarder, ils produisent sur vous leur effet. Ces films à l'action lente, parfois presque immobile, nous permettent de réfléchir sur la nature d'une expérience transitoire. Ils deviennent chacun un espace. Aucun effort n'est fait pour attirer ou retenir le spectateur pressé. Devant ces films, le spectateur doit s'investir. Leur beauté s'accroît avec le temps.

Dans ses écrits, en revanche, l'artiste est immédiatement accessible. Ses textes sont courts, directs, mais ont leur poésie. Leur structure est ouverte et procède par association d'idées. Les mots qu'elle utilise ne le sont jamais pour faire impression, jamais ils ne rendent son propos difficile, et si elle fait preuve d'érudition, c'est sans lourdeur aucune. Ces textes laissent une trace chez leur lecteur, non en s'appuyant sur quelque autorité extérieure qu'ils citeraient, mais bien par les histoires qu'ils racontent, les émotions qu'ils suscitent, la réflexion qu'ils provoquent, à des niveaux différents – tant en ce qui concerne cet oeuvre que le monde.

Le texte écrit pour le film Kodak (2006) commence ainsi:

"Je me rends compte que je ne sais pas ce qu'analogique veut dire. Je patauge en essayant de trouver une définition. Il semble que l'analogique est de l'ordre de la description – la description, en fait, de toutes ces choses qui me sont chères. Ce mot implique l'idée de proportion et celle de ressemblance, et si l'on en croit une des définitions possibles, il s'agit d'une représentation d'un objet qui ressemble à l'original; ce n'est ni une transcription, ni une traduction, mais un équivalent qui prend une forme parallèle: toujours diverse, toujours mesurable, toujours concrète. [ ... ]

L'analogique suppose un signal continu – un continuum et une ligne, alors que le numérique est fait de ce qui se morcèle, ou plutôt se décompose en des millions de nombres. Je ne devrais pas renoncer au monde du numérique, parce que c'est lui, bien sûr, qui rend possible la plus grande immédiateté, la reproduction, c'est la commodité même; le numérique a agi sur notre temps de façon plus radicale qu'on ne saurait l'exprimer. Mais pour moi, le numérique n'a pas les moyens de créer la moindre poésie; il ne respire ni ne tremble, seulement ordonne notre société, la corrige, et ce, sans laisser la moindre trace(13)."

Au cours des années à venir, le passage de l'analogique au numérique ne va pas manquer de s'accélérer, avec la disparition croissante d'outils technologiques devenus inactuels; ce qui rendra la production des expositions de Tacita Dean de plus en plus complexe, puisqu'elles nécessiteront toujours des projecteurs de films de plus en plus rares, les dispositifs permettant de projeter ses films en boucle, et de trouver des compagnies capables de réaliser des copies de projection. Ses textes, en revanche, ne seront pas touchés par ce mouvement, grâce à la nature même de la langue écrite – qui n'est, après tout, qu'un code.

Chance
Les surréalistes étaient obsédé par la puissance du "hasard objectif". Dans L’Amour fou (1937), Breton l'a défini en ces termes: "Forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l'inconscient humain". Selon une autre définition commune, il s'agit de ce moment où l'on trouve la réponse à une question qu'on ne s'était pas posée (du moins pas consciemment). Les surréalistes organisaient des expéditions au marché aux puces et dans des brocantes, afin de découvrir des objets dotés d'une puissance primitive, qui soient en mesure de déclencher chez ceux qui les possèderaient des passions.

En 2004, Tacita Dean a été invitée à organiser pour l'année suivante une "exposition itinérante nationale" présentant des oeuvres d'autres artistes contemporains, en commençant par le Camden Arts Centre à Londres. Elle lui a donné pour titre "An Aside" (Un aparté). Dans le catalogue qui l'accompagnait(14), elle intégrait toutes les oeuvres exposées dans un récit continu, où toujours un aspect de chaque oeuvre, ou un caractère de son auteur, ou une partie de l'expérience qu'en avait faite Tacita Dean, était mis en rapport avec l'oeuvre suivante. Les pièces présentées devenaient dès lors les maillons d'une chaîne imaginée par l'artiste-commissaire de l'exposition – sans pour autant se résumer à leur seule fonction dans ce dispositif.

"Mon parcours n'a pas été linéaire, ni n'a obéi aux règles d'une vraie profession de foi, il a plutôt fait germer de nouvelles pousses en partant de points divers rencontrés en route, et suivi des directions variées, parfois contradictoires, me faisant prendre bien des chemins – j'ai refusé d'en emprunter certains. Je n'ai pas été fidèle à la vérité du processus inconscient: certaines décisions que j'ai prises ont été le fait d'associations d'idées, quand d'autres peuvent laisser penser qu'elles reposent sur des raisons très formelles(15)."

Tacita Dean poursuit avec une observation qui, à elle seule, suffirait à éviter tout soupçon d'influence excessive de Breton:

"Un autre élément a joué un rôle dans l'expérience qu'a été l'organisation de cette exposition: pendant les neuf derniers mois de cette très intense période de travail, j'étais enceinte(16)."

Readymade
Être commissaire d'une exposition, choisir les travaux réalisés par d'autres pour les inscrire dans son propre récit, est une activité que l'on peut rapprocher de la technique du readymade. Dans les années 1910, Marcel Duchamp a utilisé le pouvoir du langage pour changer le statut de certains objets quotidiens afin d'en faire de l'art, par le simple fait de les renommer. Ce qui était alors une approche révolutionnaire est devenu, dans les dernières décennies du xxe siècle, un procédé si courant que souvent nous ne remarquons même pas qu'il a été employé.

Dans son travail, Tacita Dean utilise des objets et des images readymade de différentes façons. Peut-être pourrait-on même parler d'une sensibilité readymade en ce qui concerne ses films. Ses plans ne sont pas minutieusement déterminés à l'avance. Son approche consiste à attendre de voir ce qui va se présenter devant la caméra, souvent elle n'a prévu que peu de choses pour ce qui concerne son planning, sauf quant au choix de la situation et de l'endroit.

"Attendre, ce n'est pas rien. C'est comme quand je me mets à filmer. Je filme avec de très longues prises et j'attends. Cela revient très cher, mais j'attends que quelque chose se passe dans le cadre, parce que je n'aime ni zoomer, ni faire de panoramique. J'attendrai donc jusqu'à ce que cet oiseau, par exemple, se mette à voler dans le cadre(17)."

Quand une quantité suffisante d'"action readymade" a été captée, l'artiste se retire dans sa salle de montage, équipé d'une table Steenbeck (analogique). Elle se montre alors très délibérée dans la sélection qu'elle opère. Le moment où l'artiste décide de ce qui doit faire partie de l'oeuvre ou non correspond au moment du nom donné par Duchamp – c'est le moment décisif.

Il arrive aussi que l'artiste se livre à une chasse aux photographies anciennes ou aux cartes postales sur les marchés aux puces de Berlin. Il en est résulté le rassemblement d'une collection de photographies trouvées, dans un livre (FLOH(18)) dépourvu de tout texte. Ou bien l'exposition des cartes postales telles qu'elle les avait découvertes, usagées, même endommagées, en tant qu'oeuvres individuelles, sans aucune modification ou adaptation (Found Damp, 2008). J'imagine qu'elle éprouve dans la salle de montage le même genre d'excitation que dans ses fouilles au marché aux puces, alors qu'elle patauge dans une archive issue de son propre fait, et qu'elle en rejette la majeure partie afin de construire un nouvel ensemble, une entité qu'elle n'aurait pu imaginer auparavant

Rythme
Le montage d'un film est fondamentalement lié à l'organisation du temps.

"Je ne sais pas comment le dire sans être trop catégorique, mais je donne à mes films un certain rythme, et la façon dont je détermine les plans, du début à la fin, est très intuitive. En tant qu'artiste réalisant des films, je suis plutôt formaliste. Je n'utilise ni panoramiques, ni zooms. J'aime les plans fixes parce qu'ils permettent que des choses se produisent dans le cadre, et je pense que c'est pour ça que la question du temps est aussi importante à mes yeux. Il m'est assez difficile de dire que je m'intéresse au temps, c'est un peu comme dire: "Je m'intéresse à la mer." Il s'agit seulement de permettre à l'espace et au temps d'être ouverts à tout ce qui peut survenir, c'est là une part essentielle de la nature du film. Dans ce sens, l'ensemble du processus importe. Il ne s'agit pas seulement de découper des morceaux de temps: la façon dont on monte un film est complètement liée à la chronologie, d'une certaine façon c'est linéaire. On ne peut jamais aller directement à cette partie sur laquelle on voudrait travailler. Il faut regarder l'ensemble du film, une nouvelle fois, quand bien même on le fait défiler en accéléré, ou on revient en arrière. Il ya ce rituel du temps, constamment(19)."

"Ralentir le temps correspond pour moi au fait que tout s'est tellement accéléré. Le temps dont je fais usage est celui du film. C'est ce temps du film où j'ose faire durer la prise au-delà de ce que certains considèrent comme supportable. Je le fais moins maintenant, mes prises sont plus courtes. Mais ça a aussi à voir avec la façon dont je fais mes films: je les monte sur une Steenbeck, en faisant de perpétuels va-et-vient, avec tout un rituel artisanal. D'une certaine façon, je suis un artisan. Aussi, le film est une manifestation très physique du temps: vingt-quatre images/seconde. Quand on travaille avec ce matériau physique, on a affaire à un temps physique, non à quelque chose d'hermétique ou de discontinu, non plus qu'à un écran qu'on peut enlever et remettre où on veut. [ ... ] Si mes films ont leur qualité propre, c'est lié à leur mode de fabrication, mais ce faisant, je me sers de ce rituel lié au temps. Puis, c'est aussi mon temps, d'une certaine façon. Je n'impose rien d'ordre conceptuel. De fait, je regarde le plan jusqu'à ce que je pense qu'il faut passer au suivant Il n'y a pas de règle. Je ne compte pas, je ne fais rien de tel(20)."

Recherches
Comment trouvez-vous vos sujets, en tant qu'artistes? Vos choix découlent en partie d'une forme de sensibilité et d'un ensemble d'intérêts déterminés avant que vous n'ayez pris conscience de vous-même en tant que plasticiens. D'autres idées viendront à vous par hasard, ou grâce à des découvertes heureuses et inattendues. D'autres sujets encore vous parviendront parce que vous serez placés dans des situations où vous serez obligés de les chercher et de les trouver. Il existe de nombreuses mécanismes, au sein du système de l'art contemporain, qui permettent aux artistes d'accéder à des idées et à des lieux de travail, tout en fournissant à leurs interlocuteurs (institutions, commissaires d'exposition ... ) le prestige de leurs réalisations.

Dans un monde de l'art désormais globalisé, les artistes sont sollicités pour créer des oeuvres dans des endroits où ils ne sont jamais allés, et pour lesquels ils ne disposent d'aucune des références culturelles indispensables. Chaque situation est différente. Les artistes ont tout intérêt à disposer d'une boussole interne, la plus fiable qui soit, qui leur évite de se perdre au mauvais endroit.

"Par exemple, en 2005, Cork était capitale culturelle en Europe, et un certain budget avait été alloué à l'invitation d'un artiste qui ferait quelque chose pour cette ville. C'est une situation incroyablement stressante. Vous atterrissez là comme un extra-terrestre et on vous balade partout alors que vous faites tout ce que vous pouvez pour trouver des situations qui pourront vous inspirer.

À Cork, on m'a emmenée au Titanic Centre – tout le monde sait l'intérêt que je porte aux bateaux qui font naufrage – et par un heureux hasard, j'ai vu le cimetière des religieuses. Les tombes comme des dents de bébé. Toutes petites. Il y en avait une qui manquait. Un espace vide. Et me voilà, plus tard, assise chez moi, à me demander: "Est-ce que j'ai une idée?" Et les voilà qui me disent: "Est-ce que vous avez une idée?" Et la seule chose qui me vient, c'est ce cimetière avec une tombe qui manque. Alors je leur réponds: "Je veux faire un film qui s'appellera The Last Plot (Le Dernier emplacement(21)), sur les cinq religieuses de ce couvent qui se demandent qui d'entre elles va occuper le dernier espace vacant."

On travaille en aveugle, sur ces missions. Mais je dois apprivoiser ce mélange de chaos et de douleur dans l'espoir qu'il en sortira quelque chose. Quoi qu'il en soit, je suis retournée à Cork, pour apprendre qu'une des religieuses était morte dans l'intervalle, et qu'au lieu de combler le dernier emplacement, ils avaient, en fait, enlevé l'une des pierres tombales pour créer deux vides – ces tombes, ils les dédoublent, ou même, ils y mettent jusqu'à trois corps. Donc tout ce sur quoi j'avais fondé mon film était remis en cause. J'ai fini par filmer les religieuses qui restaient, dans cet énorme bâtiment vide qu'elles habitent alors qu'elles ne trouvent plus de novices. Elles se sont révélées être des femmes extraordinaires. J'ai fait un film d'une heure, intitulé Presentation Sisters(22) (Les Soeurs de la Présentation) – une heure à cause du Book of Hours (Livre d'heures), et aussi parce que l'un des sujets du film était le travail domestique des femmes: beaucoup de pâtisserie, des scones, du thé, regarder le football gaëlique, et prier. C'était un cadeau. Et j'ai eu tellement de chance, parce que j'ai dû tourner avec une équipe qui n'était jamais entrée dans un couvent et n'avait jamais rencontré ces femmes. C'est de cette sorte de travail en aveugle que je parle, quand j'évoque ces missions à l'étranger(23)."

Un artiste doit s'exposer aux coups de chance qui pourront avoir lieu. Une des oeuvres les plus complexes et les plus fascinantes de Tacita Dean est l'installation Boots(24) (2003), constituée de trois films. Son protagoniste est un vieil homme qui boîte de façon prononcée. Robert Steane, surnommé "Boots", était un ami de la famille de l'artiste, qui le connaissait depuis son enfance. Dans cette oeuvre, il arpente avec lenteur une villa moderniste aujourd'hui vide, à la fois belle et délabrée, en racontant trois histoires qui tiennent à sa relation avec ce lieu, toutes trois fragmentaires, chacune dans une langue différente. Une par film. Chaque film dure vingt minutes.

"J'étais avec Joaô Fernandes à Porto, où j'avais une exposition au Museu Serralves. Ils avaient prévu de rénover la Casa de Serralves, où nous avons tourné. Elle était superbe, avec tout cet espace vide! Elle se prêtait complètement au cinéma, comme dans un film de Marguerite Duras. Quand Joaô m'a annoncé qu'ils allaient la rénover en automne, j'ai tout de suite répliqué: "Je dois y faire quelque chose!" Je suis partie de cette simple idée. Je me demandais qui pourrait l'animer. J'ai tout d'abord pensé à Ballard. Puis j'ai réalisé qu'il ne le ferait jamais. J'ai alors songé à Boots, à cause de sa présence, mais aussi parce qu'il est architecte(25)."

"Boots dépend entièrement de la façon dont l'oeuvre est installée. À l'origine, il y a ces trois langues. Les gens croient que c'est le même film dans trois langues différentes, mais en fait, ce sont trois films complètement différents les uns des autres. Boots incarne trois personnes différentes, pas de façon consciente, mais quand il changeait de langue, ça le changeait, il y avait une métamorphose. Je me suis rendue compte, après avoir montré cette pièce au Schaulager de Bâle, en 2006, que la montrer autrement, de quelque façon que ce soit – ce que j'avais dû faire auparavant, parce qu'il n'y avait jamais assez d'espace – ne lui convenait pas: c'est tellement génial d'avoir une vue partielle des trois films en même temps! Boots était britannique, il avait passé son enfance en Allemagne et vécu en France. C'était un polyglotte de ce temps: en tant qu'Européen cosmopolite né dans les années 1930, il parlait trois langues. À un moment donné, pendant le tournage, je lui ai demandé: "Veux-tu dire quelque chose?" J'étais bien trop désorganisée pour avoir prévu ça à l'avance. C'est pendant que j'étais en train de monter – tout se passe pendant le montage – que je me suis dit: "Voilà. Il faut que je fasse un film en allemand, un en anglais, un en français." Puis j'ai décidé de choisir différentes pièces. Ce qui veut dire que j'ai perdu quantité de pellicule, parce qu'il avait parlé les trois langues dans chaque pièce. Donc quand il parle anglais, il est dans l'une, quand il parle allemand, dans une autre. Mais la version française, pour laquelle j'avais choisi la salle à manger, a été la plus difficile à réaliser, parce qu'il n'avait prononcé qu'un seul mot dans cette pièce. Je me suis donné là un défi presque impossible à relever, mais c'était une question de discipline, un format auquel je devais me tenir. C'est ainsi que la forme de l'oeuvre est venue du montage. Je n'étais pas assez organisée pour l'avoir réfléchie avant Je ne le fais jamais. Je suis très peu organisée. Avec moi, sur le plateau, le tournage est assez chaotique, en fait(26)."

Boots a été montré pour la première fois en 2003, lors de l'exposition de Tacita Dean à l'ARC/Musée d'Art moderne de la Ville de Paris. À cette occasion, un catalogue a été publié sous la forme d'un coffret contenant sept livres(27). L'un d'eux portait en couverture le nom de W. G. Sebald, sous la photographie d'un abri-bus primitif, avec quelques palmiers, devant la mer. Contrairement aux autres volumes, celui-ci ne comportait pas de reproductions de travaux existants, ni aucun texte concernant d'autres oeuvres de l'artiste. Son texte illustré est une oeuvre en soi, un "livre d'artiste".

L'écrivain allemand Winfried Georg Maximilian Sebald (1944–2001) a émigré en Angleterre en 1966, pour échapper à ce qu'il considérait comme l'amnésie collective de l'Allemagne après-guerre. Il a publié quatre livres majeurs, tous écrits en allemand, et a soigneusement veillé à leur traduction en anglais(28).

Hybrides
W.G. Sebald(29) appartient à un groupe d'oeuvres créées au fil des dix dernières années, qui ont toutes pour sujet des artistes âgés. Cet ensemble comprend un portrait filmé de Mario Merz(30) en 2002, un film intitulé Section Cinéma (Hommage à Marcel Broodthaers) la même année, une installation de plusieurs films projetés sur différents écrans(31) et un long métrage(32) avec Merce Cunningham (2008 et 2009), ainsi qu'un texte sur Cy Twombly(33)", rédigé en 2007. Si au début la plupart des oeuvres de Tacita Dean étaient fondées sur un voyage vers un lieu pouvant révéler son caractère et ses secrets à travers des événements fortuits, il semble que, désormais, l'artiste concentre son attention sur ce lieu que peut constituer un être humain – qu'il s'agisse d'artistes, d'écrivains, le plus souvent des hommes, peut-être en relation avec son père.

Le style de Sebald a été qualifié de "fiction pseudo-documentaire". L’écrivain tisse ensemble un grand nombre de fragments réels, ou du moins apparaissant comme tels, pour créer un réseau de relations où finalement il se trouve être le seul point de référence et de convergence. Selon lui: "Réalité et fiction sont tous deux des hybrides, non une alternative l'un à l'autre." Dans ses romans, rien ne se résout, parce que ce qui les caractérise est un flux continu. Une autre de leurs caractéristiques principales est qu'ils comportent un certain nombre d'images de l'ordre de la photographie documentaire ou de l'illustration. Le statut de ces images n'est pas tout à fait clair: elles pourraient constituer des traces de ce que Sebald évoque, mais elles peuvent également faire référence à des thèmes qui ne sont pas abordés dans ses écrits.

Dans son texte, Tacita Dean emploie elle-même ce style pour créer une sorte de voyage par les mots – en fait, une course frénétique traversant trois siècles et plusieurs pays, avec une foule de détails, y compris sur sa propre histoire familiale. Son récit fait preuve d'une précision extrême et l'ensemble apparaît aussi passionnant qu'un roman policier. Tout s'achève à Düsseldorf, lors de la cérémonie de remise du prix Heinrich-Heine à Sebald, un an et un jour avant qu'il ne trouve la mort dans un accident de voiture, près de Norwich. Tacita Dean a trouvé une photo de cette cérémonie ayant eu lieu à la mairie de Düsseldorf. Elle note que l'écrivain semble mal à l'aise, alors qu'il tient entre ses mains un livre d'or surdimensionné: "Le flash du photographe a effacé toute inscription."

Tacita Dean a construit W. G. Sebald à partir d'une quantité impressionnante d'informations détaillées ... mais ce serait une erreur, à mon sens, de croire que le texte tient sa substance de cette accumulation. Les détails sont utilisés en tant qu'outils, afin de communiquer des idées globales. Dans le domaine de l'écriture comme dans celui des arts plastiques, le but atteint l'est souvent par des moyens con tradictoires.

"Je suis très bonne pour la narration, beaucoup moins pour expliquer pourquoi je fais les choses. Je me demande si quelqu'un sait vraiment pourquoi il fait certaines choses. Parler de ses motivations est quelque chose de très compliqué pour les artistes. Je ne suis pas sûre que cela ne concerne que moi. D'une certaine manière, je sais maintenant que je ne veux pas savoir, parce que si c'était le cas, je crois que je deviendrais trop consciente de mon image(34)."

Si l'on considère les différentes oeuvres et les projets de Tacita Dean, on constate que le point focal du récit oscille en permanence entre image et texte. Puis intervient le son! De fait, comme je l'ai dit plus haut, ma toute première impression, lorsque je suis entré dans l'exposition "Analogue" a bel et bien été sonore ...

Son
Lorsque l'on mène une réflexion sur le cinéma, on a vite fait de négliger l'importance du son. Au cinéma, le son est conçu pour apparaître évident, sans que le spectateur se pose la moindre question. On peut bien se dire vaguement que les explosions qu'on entend sont plus fortes qu'elles ne le seraient en réalité, mais devant un film, nous passons rarement notre temps à analyser ce que nous entendons. Le son est considéré comme une chose allant de soi, voire compris comme une trace de ce qui a été. Idée absurde, quand on sait que la presque totalité du son d'un film est constituée après qu'il a été tourné. Il s'agit d'une composition, d'une fausse trace, utilisée comme un outil de manipulation du spectateur, pour contribuer à la façon dont il appréhende un spectacle visuel.

Un film est projeté sur un écran à une certaine distance des yeux, aussi le spectateur l'appréhende-t-il depuis une position éloignée, alors que le son l'enveloppe, tend à l'inclure dans le film, en affirmant sa présence au sein même de cette illusion, comme s'il pouvait confirmer l'authenticité de sa réalité. L'ironie tient à ce que cette forme d'expérience directe résulte d'une manipulation des plus sophistiquées. Or, tandis que Tacita Dean insiste sur l'aversion qu'elle éprouve envers la numérisation de l'image, il y a longtemps qu'elle travaille avec un son numérique. Elle évoque sans difficulté son enregistreur numérique au cours des entretiens qu'elle donne. Faut-il en conclure que, pour elle, le son appartient à une autre catégorie émotionelle que l'image – une catégorie qui, peut-être, serait plus proche de l'écriture? Une forme d'écriture capable d'envelopper le spectateur? Une construction, non une représentation? Compte tenu de son utilisation du son numérique, il est clair que l'opposition de l'artiste à la numérisation des images se fonde sur des idées spécifiques – non sur une quelconque nostalgie.

"Le son importe énormément dans mon travail. Avant de venir ici, j'étais en train de faire le son de mon prochain film. Cela commence par une séquence de sept minutes: le vent dans un verger, et j'ai travaillé dur à trouver l'émotion juste pour ce vent. Je me rends compte que j'ai fondamentalement confiance dans le son et dans la chorégraphie qu'il fait. J'ai développé un véritable système de création de bandes son pour mes films. L'une des choses les plus importantes en ce qui concerne les films, c'est que l'enregistrement se fait toujours sans le son. Comme il s'agit d'un médium muet, la bande son a sa propre autonomie. Bien sûr, on peut avoir un son synchronisé, enregistré séparément, et c'est pour ça qu'on a le clap: pour reconnaître, à l'image, où on en est avec le son.

J'utilise le son synchronisé, mais l'essentiel du son dans mes films est fabriqué. Je ne pense pas que les gens s'en rendent compte. Foley Artist (Les Bruiteurs), en 1996, m'a beaucoup appris, je me suis rendue compte de l'efficacité du son. C'était une création complète pour ce qui est de la bande son. J'ai dit que je voulais qu'il pleuve, et la bruiteuse a enregistré du papier journal mouillé. Le son était si descriptif! Dans mon prochain film, Michael Hamburger(35) [2007], par exemple, il y a des moments où je voudrais qu'il pleuve. Je n'ai pas filmé la pluie, mais par le son, on est tout à fait convaincu qu'il est en train de pleuvoir. On commence à voir le mouvement que fait la pluie dans le film, rien que par le pouvoir du son. [ ... ]

Je me sers aussi du son en relation avec la mémoire. Je pourrais ajouter des chiens qui aboient, même s'il n'y en a pas, pour décrire de façon éloquente un moment particulier. Les films tiennent au rendu le plus simple d'un moment, mais pour cela, j'utilise des éléments de ma propre biographie. Une mobylette au loin, pour moi, évoque nettement une soirée d'été, pendant mon enfance, à la campagne dans le Kent. Ce type de son évoque clairement un temps donné de lajournée, une certaine période, il est en relation émotionnellement avec un lieu(36)."

Temps
Le silence est son, lui aussi. Dans un texte écrit pour Artforum, en 2005, Tacita Dean se transporte mentalement dans l'Atlantique Sud. Elle rêve d'un voyage qui la conduise à la solitude de Tristan da Cunha(37); cette île au milieu de l'océan, quelque part entre Le Cap et l'Argentine, où la présence humaine est la plus isolée au monde, puisqu'elle n'est connectée au reste de la planète qu'une fois l'an, quand arrive un bateau:

"Longtemps, j'ai voulu aller là-bas: arriver par ce bateau, le RMS St Helena, et repartir un an plus tard. Ce serait là mon grand projet: un poste d'observation que j'occuperais sur la mer la plus tempétueuse au monde, là où le temps est le plus cruel, le ciel rempli d'albatros au lieu de mouettes."

L’artiste continue d'imaginer comment cela serait, l'attente de courrier annuel, avant de se rendre compte que "cette vision fantasmatique appartient à un monde analogique: un monde où il est encore possible de se perdre". Récemment, une téléphone public par satellite a été installé sur Tristan da Cunha, le gouverneur a maintenant une adresse mail, et des croisières y font parfois escale, sur leur route vers l'Antarctique. Tacita Dean poursuit cependant sa réflexion sur les raisons pour lesquelles elle "aspire si fort à un ailleurs lointain":

"Dans ces endroits, on n'est pas lié par les règles du temps humain, on peut être libre de cette histoire qui ne peut émerger dans un flux constant comme celui de la mer, ou des dunes glissant dans le désert, dans la brutalité du temps météorologique et des confins. Dans ces endroits, on peut imaginer les millénaires; imaginer la préhistoire, et voir le futur."

Je suis en train de lire le texte "Tristan da Cunha", il est midi, le 9 décembre 2010. Je suis assis à mon bureau, dans mon atelier de Berlin. Dehors, il y a de la neige sur le sol et des morceaux de glace sur le canal, face à ma fenêtre. Je fais une pause dans ma réflexion sur les textes de Tacita Dean pour prendre une tasse de café, saisis une revue. Elle s'ouvre sur un article scientifique(38) énonçant une nouvelle théorie selon laquelle l'existence de l'univers est éternelle: le Big Bang n'aurait été, "pour l'essentiel, que le dernier exemple de toute une série d'explosions du même ordre, renouvelant la réalité quand elle était parvenue à son terme". L'homme qui se trouve à l'origine de cette théorie est Roger Penrose, physicien et mathématicien de l'université d'Oxford. Il en est venu à penser que des images de collisions entre des trous noirs, advenues avant le plus récent Big Bang dont nous ayons connaissance, pourraient avoir été imprimées, sous la forme de vagues de gravitation concentriques, à l'arrière-plan de micro-ondes cosmiques ascendantes. Vahe Gurzadyan, de l'institut de Physique d'Erevan, en Arménie, est allé à la recherche de ces marques circulaires, et il est convaincu d'en avoir trouvé des traces, ce qui pourrait contribuer à prouver cette théorie si révolutionnaire.

J'avais déjà entendu parler du cosmologue Roger Penrose. J'avais même essayé de lire un de ses livres. Mais je n'avais pas vérifié s'il était lié à l'artiste Roland Penrose, qui introduisit le surréalisme en Angleterre dans les années 1930, et a produit sur moi une impression inoubliable quand je l'ai rencontré, à l'âge de seize ans. Grâce aux merveilles de la recherche sur Internet, il ne m'a fallu qu'un instant pour apprendre que Roland était, de fait, l'oncle de Roger. Ce qui signifie que Roger est également lié à la belle-mère de l'artiste Mathew Hale. Mathew est le compagnon de Tacita et le père de son fils, Rufus (qui porte le nom du grand-oncle de Tacita, Rufus Isaacs – personnage central de W. G. Sebald). Rufus a le même âge que mon fils, Edvin. En 2007, Tacita, Mathew, Rufus, Edvin, Katrin et moi, nous avons tous rendu visite au fils de Roland, Anthony, qui vit à Farley Farm, dans le Sussex, et dont l'activité principale consiste à organiser les archives de sa mère, la photographe Lee Miller, et à promouvoir son oeuvre. La veille de notre excursion, Tacita avait accepté, un peu à contre-coeur, de participer à un dialogue organisé pendant un colloque sur le surréalisme, dans le manoir spectaculaire de West Dean House. Le sujet de son intervention? "Le hasard objectif".

Mais si l'univers existe en effet depuis toujours, cela ne veut-il pas dire que le temps, en tant que concept, est fondamentalement dépourvu de sens? De tout sens, sauf celui que nous projetons en lui?

Jan Svenungsson